APPELS DE DÉTRESSE

Pierre s’était tout de suite dit que ce week-end en amoureux au milieu de nulle part était une mauvaise idée, mais il n’avait pas osé s’en ouvrir à Nathalie tant elle lui avait fait comprendre que ces moments loin de tout seraient indispensables pour sauver leur couple. Et Nathalie était suffisamment jolie pour que Pierre mette son esprit critique en veilleuse et accepte de la suivre les yeux fermés.

Ils se trouvaient au milieu de la campagne en début de soirée quand la voiture avait commencé à émettre des sons inquiétants, prémisses d’une panne qui ne tarda pas à advenir. Pierre parvint à faire glisser le véhicule sur le bord de la route, alluma les warnings et sortit. Il ouvrit le capot et pencha la tête au-dessus de la mécanique fumante, plus pour se donner une contenance que pour s’apprêter à intervenir. L’entrelacs de fer et de caoutchouc brûlant ne lui inspirait pas confiance, et il gardait les mains à une distance prudence. « Alors ? », lança voix Nathalie d’une trahissait à la fois l’impatience, la lassitude et l’angoisse naissante. « Alors, on est en panne… » 

Après s’être rendu compte qu’ils se trouvaient dans une zone blanche, leurs smartphones s’avérant aussi utiles que des après-ski à la plage, et qu’aucune voiture n’était passée par cette petite route depuis un bon moment, ils comprirent qu’il ne leur restait plus qu’à chercher de l’aide parmi les locaux. Au loin, ils aperçurent une maison perchée au somment d’une colline et décidèrent de s’y diriger. « C’est loin, mais on ne va pas non plus passer la nuit dans la voiture », déclara Pierre, plus pour se convaincre lui-même du bienfondé de cette marche qui s’annonçait longue au milieu de la nature.

Cela faisait une demi-heure qu’ils marchaient sous le regard rieur de la Lune qui attendait patiemment que le soleil lui laisse la place, et la maison semblait toujours aussi loin, hors de portée. Les prairies laissaient place à des bois qui s’ouvraient sur des clairières donnant à accès à de nouvelles prairies, dans une succession presque hypnotique. Pierre en venait à penser qu’ils étaient englués dans l’un de ces mauvais rêves où l’on se retrouve incapable de courir et d’avancer. Sans s’en rendre compte, il prenait toujours de l’avance sur sa compagne qui, à intervalle régulier, l’appelait pour qu’il l’attende. 

Ils se trouvaient de nouveau dans un sous-bois clairsemé et accidenté, et Pierre espérait que ce serait le dernier de la soirée, alors que le soleil paraissait bien bas à présent. « Je n’en peux plus », gémit Nathalie avant de pousser un cri de souffrance qui fit s’enfuir une volée d’étourneau à l’horizon. Pierre se retourna et se précipita vers elle. Nathalie avait glissé sur une racine luisante d’humidité, et son pied avait pris un angle impossible au niveau de la cheville. Une luxation, sans doute. C’était le genre d’informations qui venaient à Pierre et dont il ne pouvait rien faire, faute d’expérience pratique. Impossible d’appeler les secours, évidemment… « Ça va, ma chérie ? », s’inquiéta Paul, le cœur au bord des lèvres. Le regard de sa compagne se passa de commentaires. « Écoute, le mieux, c’est que je te porte jusqu’à la maison. De là, on appellera les secours en même temps que la dépanneuse. » Pierre se pencha vers Nathalie et, avec force précautions, la fit monter à califourchon sur son dos avant de reprendre péniblement sa marche.

Bientôt, les faibles éclats du soleil disparurent totalement, laissant la Lune seule actrice dans le ciel de la nuit où les étoiles faisaient de la figuration. Enfin ils arrivèrent près de la bâtisse qui se révéla imposante et, pour tout dire, assez inquiétante ainsi baignée de ténèbres. C’était un corps de ferme assez fruste percé d’une demi-douzaine de fenêtres étroites dont certaines étaient masquées par d’épais volets de bois à la peinture bleue écaillée. Un calme irréel régnait sur les lieux, et l’on aurait pu la croire inhabitée sans la faible lueur qui semblait émaner du cœur de la bâtisse sans qu’on puisse en déterminer la provenance exacte.

Pierre fit descendre Nathalie qui s’assit sur un banc posé près de la massive porte d’entrée. Sous le regard piteux de Nathalie, il frappa trois coups timides, inquiet de découvrir qui pouvait bien vivre dans une maison située aussi loin de toute âme. Il imaginait déjà un paysan parlant un patois impénétrable pour les citadins qu’ils étaient, le rejeton consanguin et anthropophage issu d’unions inavouables… 

Pas de réponse. Il n’y avait personne, il fallait faire demi-tour et chercher ailleurs, pensait Pierre, mais Nathalie n’était pas de cet avis. Il faisait nuit, elle ne pouvait pas marcher, et puis cette lumière à l’intérieur prouvait bien que la maison n’était pas inoccupée, il fallait réessayer. « Mets-y un peu de nerf, aussi ! », l’encouragea-t-elle avec impatience. Pierre prit une grande inspiration et tambourina plus virilement le battant, s’attendant à voir émerger soudainement un ogre aux babines écumantes. Mais là encore, il n’obtint aucune réponse.

« Essaie de voir s’il y a quelqu’un à l’intérieur », gémit Nathalie, martyrisée par les pulsations brûlantes qui lui remontaient le long du mollet. Pierre se pencha vers l’une des fenêtres en mettant ses mains en visière pour tenter de percer la pénombre de la demeure. Les pupilles dilatées comme celles d’un chat à l’affût, il scrutait les limites de la pièce. Il devinait quelques pièces de mobilier simple de bois sombre, quelques cadres épars (des natures mortes, sans doute, pensa-t-il), et au fond, une porte largement ouverte délimitant un rectangle couleur d’orange terreuse. Dans les ténèbres, il semblait flotter légèrement, se déplacer d’avant en arrière, incertain dans ses contours et dans sa position. Cette légère pulsation paraissait suivre le rythme des battements d’un cœur enfoui au cœur de la bâtisse. Pierre était comme fasciné par cette danse colorée, hypnotisé par ce phénomène inexplicable. Plongé dans une somnolence irrésistible.

Une ombre passa devant la porte, disparaissant aussi vite qu’elle était apparue. Pierre sursauta en hoquetant de surprise. Il appela Nathalie d’un voix blanche en se tournant vers elle, mais ne put rien dire expliquant la sensation qu’il avait ressentie. Elle le regardait, son visage rendu encore plus pâle par la lueur spectrale de la pleine Lune. « Je… », commença Pierre, sans aller plus loin. Il se tourna de nouveau vers la fenêtre pour tenter d’apercevoir de nouveau l’occupant et l’appeler. Au fond, dans l’encadrement de la porte, se tenait un homme blafard au regard presque mort. Pierre, saisi d’effroi, ne pouvait esquisser le moindre geste. L’homme lui fit de grands gestes et prononça quelques paroles que Pierre ne put entendre, comme si l’inconnu se trouvait à des kilomètres de lui. Ce dernier s’approcha de la porte, puis sembla disparaître soudainement.

« Alors ? », s’impatienta Nathalie, épuisée par les élans de douleur qui lui rongeaient la jambe. « Je… Je ne sais pas. J’ai vu… quelqu’un, je crois. » Incapable de bouger, il ne sortit de sa paralysie qu’à l’appel impérieux de Nathalie : « Mais ne reste pas là ! J’ai mal ! Si tu as vu quelqu’un, entre, et appelle ! J’en ai assez, j’ai mal, tu comprends ? Il faut que je voie un médecin, on n’a pas le choix. » 

Pierre s’approcha de la porte avec un pas de somnambule et poussa le battant qui, à son grand étonnement, s’ouvrit. Nathalie s’était finalement relevée et prit appui sur Pierre pour qu’il l’aide à entrer dans la maison silencieuse.

***

La Renault 16 avait rendu l’âme sur le bord de la route alors que dans le transistor posé sur le siège passager, Michel Delpech entonnait son succès du moment, « Pour un flirt ». Une voiture toute neuve, dont on n’avait pas encore terminé de payer les mensualités ! Vous parlez d’une panade ! Et personne sur la route, bien sûr. Heureusement, au loin, Jean-Louis avait aperçu une maison où il pourrait sans doute trouver de l’aide. 

Là-bas, personne ne répondit à ses appels, mais la porte s’ouvrit et il entra en quête d’un téléphone. L’entrée était déserte, et il passa la porte du salon, qui s’avéra aussi mort que le reste de la maison. Il poussa plus loin, appelant régulièrement les éventuels occupants, sans succès. Au bout d’un couloir, une porte laissait filtrer le long de son chambranle la lueur funèbre d’une bougie. Jean-Louis poussa le battant et découvrit une petite pièce aveugle occupée par une sorte d’autel encadré de chandelles et de ce qui paraissait être des figurines d’os, de plumes et ficelles grossièrement assemblées. Il recula d’effroi, et décida qu’il devait s’enfuir de là au plus vite. Il repassa par le salon et poussa la porte d’entrée. Devant lui se dessinait une petite pièce aveugle occupée par une sorte d’autel encadré de chandelles. 

Pendant combien de temps courut-il de pièce en pièce pour retomber sur cet autel fatal ? Des mois ? Des années ? Une éternité ? Il n’aurait su le dire. Mais lorsqu’il entendit des appels de détresse au loin, il comprit qu’il devait empêcher quiconque d’entrer dans ce labyrinthe démoniaque dont nul ne pouvait s’échapper. Apercevant un homme à la fenêtre, il fit de grands gestes de ses bras et lui cria : « Surtout, n’entrez pas dans cette maison maudite ! C’est un cauchemar dont vous ne pourrez jamais ressortir ! »

L’inconnu ne sembla pas l’entendre. Et Jean-Louis sentit une force qui le happait et le rejetait dans l’interminable couloir menant à l’autel…

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