DANS LA GUEULE DU LOUP

Veuf 45 ans, athl., sens humour, aimant sorties et voyages rech. femme partageant mêmes goûts.

En arrivant au restaurant, Marion fut rassurée en voyant qu’Anthony ressemblait à sa petite annonce. Elle ne comptait plus les déceptions lors du premier rendez-vous quand le bel inconnu espéré se révélait être d’une triste banalité bien éloignée de ses fantasmes. Son premier bon point avait été de choisir un établissement feutré et non pas un troquet bruissant de conversations d’après travail. Ici, pas de tapas ou d’assiettes de charcuterie avalés avec un demi pression, mais des canapés accompagnés d’un verre de vin blanc sec et frais. « Je me suis dit que nous serions bien dans ce restaurant, lui avait-il dit avec un sourire charmeur.
— Merci. L’endroit a l’air bien agréable en tout cas. Je n’ai pas trop l’habitude de ce genre de rencontres, avait-elle ajouté sans scrupules.
— Moi non plus. Comme je le disais dans l’annonce, je suis veuf, et cela faisait longtemps que je n’avais plus…
— Cherché à séduire ? Je vous comprends parfaitement.
— Et vous ?
— Je ne suis pas veuve, répondit-elle, heureuse de voir qu’il souriait à cette plaisanterie maladroite. C’est tellement difficile de croiser des gens bien, vous comprenez. »

Il avait compris. Et s’était montré parfaitement courtois et plaisant tout au long du repas, excellent de surcroit. Anthony était vraiment charmant, et Marion se disait qu’enfin elle avait rencontré une perle. Sans enfants, veuf depuis peu, il était propriétaire d’une belle maison dans une banlieue calme et arborée. Il aimait le sport qu’il ne pratiquait pour autant pas à outrance, et s’octroyait des vacances à l’étranger dès que l’occasion se présentait. Il passait beaucoup de temps dans les musées et au théâtre, mais ne cherchait pas à l’impressionner avec ses connaissances culturelles. Marion se dit que ses amies allaient être mortes de jalousie si cette soirée se poursuivait chez lui !

Une fois qu’il eût payé l’addition et laissé un généreux pourboire, il l’aida à enfiler son manteau et l’accompagna jusqu’à la porte du restaurant. Sur le trottoir, un léger malaise s’installa, Marion redoutant de voir s’envoler l’oiseau rare et Anthony hésitant visiblement à l’inviter chez lui.

« Vous êtes en voiture ? lui demanda-t-elle pour tenter de relancer la conversation.
— Absolument. Et vous ?
— Je suis venue en taxi. » Ce qui était faux, puisqu’elle avait pris le bus pour se rendre en centre-ville. Il lui proposa galamment de la raccompagner, ce à quoi elle répondit : « Écoutez, je dois vous avouer quelque chose. Vous m’avez si bien parlé de votre maison que vous m’avez rendue curieuse ! » Il eut l’air d’hésiter, mais lui proposa finalement de prendre un café chez lui, ce qu’elle accepta bien volontiers.

Anthony habitait effectivement dans un quartier très éloigné, presque isolé, où les rares maisons étaient protégées par de hauts murs. Toutes semblaient plongées dans le sommeil, et une pointe d’inquiétude gagna Marion qui se demandait si elle avait eu raison d’écouter son cœur. Et d’autres parties moins romantiques de son corps. Il était bel homme, certes, et charmant, c’était indéniable, mais elle ne connaissait finalement que peu de choses de lui. Et elle se retrouvait en pleine nuit à des kilomètres de chez elle, dans un quartier où ni les bus ni les taxis ne passaient. Elle était à sa merci.

« Nous voilà arrivés. J’espère que vous n’êtes pas déçue. » Comment aurait-elle pu l’être ? La villa était impressionnante. L’allée menait à un grand rond-point décoré d’arbustes magnifiquement entretenus comme on n’en voit qu’au cinéma. Un perron avec des balustrades conduisait à une lourde porte en fer forgé supportant de lourds panneaux de verre. Le hall en marbre donnait enfin accès à un salon immense et à un imposant escalier menant au premier étage. Marion restait sans voix.

Anthony la débarrassa de son manteau, l’invita à s’asseoir et lui demanda ce qu’elle voulait boire – du vin, de l’alcool, du café ou du thé. Suffisamment enivrée par le Muscadet pris au restaurant et la découverte de cette maison, elle choisit le café. Anthony s’excusa pour se rendre dans la cuisine.

Laissée seule, Marion se releva et fureta dans le salon richement meublé. Les murs couverts de boiseries donnaient l’impression de se trouver dans un manoir anglais, avec ses doubles rideaux retenus par des embrasses torsadées à pompons. Sur le plateau de la cheminée de marbre – où des braises encore chaudes promettaient une belle flambée en fin de soirée – trônait un majestueux bronze animalier se reflétant dans un impressionnant miroir à parcloses. Étonnamment, on avait choisi de disposer un grand cadre par devant, où figurait une femme élégante photographiée en noir et blanc. Marion ne pouvait en détacher le regard, subjuguée par la beauté de cette inconnue.

« Je vois que vous admirez la photo. »

Marion se retourna, un peu confuse. « Qui est-ce ? », demanda-t-elle, la curiosité l’emportant. « C’est Élisabeth, mon épouse. Une femme éblouissante. Héritière d’une riche famille. Cette maison était la sienne, et elle est à présent bien vide.
— Je comprends.
— J’ai pris la liberté de vous servir un verre de cognac avec votre café. Si le cœur vous en dit… »

La conversation reprit, sous le regard empreint de mystère d’Élisabeth. Que Marion oublia peu à peu derrière le brouillard de l’alcool qui la réchauffait plus que le café. Anthony se chargea de relancer le feu en plaçant une large bûche dans l’âtre, et les flammes l’emportèrent bientôt dans leur danse hypnotique. Marion se sentait bien, détendue et sans crainte. Cependant, une petite voix s’insinua en elle, lui disant que tout cela était trop beau pour être vrai. Elle se leva et demanda à Anthony où se trouvaient les toilettes. Il lui indiqua la direction à prendre au premier étage.

Un long couloir s’ouvrait devant elle, ponctué de portes en chêne massif et d’appliques en bronze. Elle avança, une fois de plus aiguillonnée par la curiosité. Que cachaient ces pièces ? Elle poussa doucement la première porte, jeta un œil dans une chambre où trônait un large lit à deux places. La suivante révéla un bureau qu’occupait une rangée de bibliothèques chargées d’ouvrages anciens. La troisième porte était fermée à clef. Marion n’insista pas, de peur d’attirer l’attention de son hôte. La suivante la surprit.

Les volets clos y faisaient régner une noirceur d’encre. Marion alluma le plafonnier qui répandit une faible lumière chaude sur la pièce ne contenant qu’une petite table de travail à tiroirs, une chaise et un coffre. En ouvrant ce dernier, elle découvrit un fouillis de sacs à main et d’objets divers – montres, colliers, bagues… Avaient-ils appartenu à Élisabeth ? Mais dans ce cas, pourquoi les conserver avec si peu de soin ? Elle ouvrit l’un des sacs à main et le fouilla. Elle s’immobilisa. Elle venait de trouver la carte d’identité d’une certaine Lila. Les autres sacs avaient visiblement appartenu à autant de propriétaires différentes. Une véritable collection maniaque. Qu’étaient devenues ces femmes ? Quel sort leur avait réservé Anthony ?

Concentrée sur le coffre, Marion sursauta lorsqu’un bruit la surprit. Cela venait de la pièce adjacente. Un bruit sourd. Un murmure peut-être. Elle colla son oreille au mur. C’était une plainte, elle en était certaine. Des pleurs de femme. Une inconnue était enfermée dans la pièce.

Marion, poussée par une intuition, se précipita au bureau. Elle en ouvrit le grand tiroir et soupira de soulagement. Une clef s’y trouvait. Toute prudence oubliée, elle courut à la porte et la déverrouilla.

La pièce aveugle était noyée d’obscurité. Au centre reposait le corps d’une femme ligotée sur un méchant lit de fer. Marion la reconnut immédiatement. Élisabeth la fixait d’un regard suppliant. Sans réfléchir, elle se précipita et commença à dénouer ses liens. « Ne vous inquiétez pas, Élisabeth, votre cauchemar est terminé.
— Détrompez-vous, Marion, lança Anthony depuis le seuil. C’est le vôtre qui débute. » Il referma la porte et fit tourner la clef. Les ténèbres emplirent la pièce, étouffantes.

Un râle s’éleva, grondement de fauve affamé. Marion sentit Élisabeth s’accrocher à son dos, lionne bondissant sur une gazelle imprudente. Ses crocs s’enfoncèrent dans le cou de Marion, arrachant une pleine bouchée de tendons, de veines et chairs dans d’affreux bruits de mastication. Depuis le palier, Anthony lui souhaita bon appétit.

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