DANS LES ABYSSES DU CIEL

Avec d’infinies précautions, Nolwenn sortit la tête de la bouche d’égout dont la lourde plaque en fonte avait disparu. Comme toutes celles de la ville, et des villes alentour. Et sans doute du reste de la surface de la Terre. Les yeux affleurant au ras du bitume, elle jeta un regard panoramique dans la vaste avenue figée dans le silence. Elle examina intensément le ciel, à la recherche d’une distorsion, d’une ombre lumineuse courant sur les nuages. Tout était calme.

Cela faisait plusieurs jours – mais combien ? – que la jeune femme d’une trentaine d’années survivait terrée dans les égouts, loin du tumulte de la surface, où le fracas assourdissant avait martelé le jour et la nuit sans interruption, comme si la ville s’était transformée en un gigantesque cerveau broyé par une migraine éreintante. Lorsque le calme était revenu, Nolwenn avait prudemment avancé dans les ténèbres suffocantes du sous-sol jusqu’au puits de lumière qui annonçait la sortie de ces entrailles infectes. Elle attendait ce moment où elle pourrait de nouveau fureter dans les rues comme un rat par temps de peste à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, à se mettre sous la dent.

Elle marchait rapidement, avançant par bonds comme une musaraigne s’aventurant à la nuit tombée, sautillant d’un recoin au suivant ; le ciel paraissait paisible – impression qui pouvait toujours s’avérer trompeuse –, mais elle devait à présent s’inquiéter de l’éventuelle présence de récupérateurs. L’œil rivé aux étages, aux fenêtres béantes, les appartements hurlant dans un silence assourdissant, elle ne quittait une cachette qu’une fois certaine qu’aucun danger immédiat ne la menaçait. On en avait vu plus d’un finir broyés sous un réfrigérateur tombé des hauteurs. Pour l’heure, la ville semblait vouloir lui laisser un répit.

Alors qu’elle se dirigeait vers le hall d’un immeuble amputé de sa lourde porte en fer, elle se figea. Le bruit d’un éboulement par-dessus son épaule la fit se retourner, craignant la confrontation fatale qui s’annonçait. De l’angle d’une rue surgit, sans prévenir, un chien famélique qui la fixait d’un œil incertain. Il jaugeait Nolwenn, cherchant visiblement à déterminer si elle était un prédateur ou une proie. La jeune femme se détendit, malgré la rangée de crocs que révélaient les babines retroussées de l’animal et les grognements sourds qui faisaient vibrer ses flancs osseux. Elle s’accroupit avec souplesse sans le quitter du regard, referma le poing sur un pavé chassé du bord du trottoir par la chute d’un lourd objet qui avait laissé une large entaille dans l’asphalte, la morsure d’un géant affamé. Elle se redressa avec la même lenteur, permettant à la menace d’infuser dans l’esprit étriqué de l’animal, qui hésitait déjà à battre en retraite. À retourner dans l’oubli des rues, à la recherche d’une bestiole plus modeste. Nolwenn ramena le bras en arrière, armant son coup. Le chien recula d’un pas, grondant de plus belle, les oreilles baissées et l’échine hérissée. Le pavé franchit les quelques mètres qui séparaient les deux misérables gladiateurs, atteignant le crâne du corniaud qui disparut en glapissant.

La jeune femme restait immobile, en alerte. Le danger – le vrai – pouvait surgir à tout instant maintenant. L’animal avait peut-être attiré l’attention d’un récupérateur laissé en arrière à la recherche d’un dernier trésor dans les habitations désertées. Après plusieurs minutes, quand elle fut certaine de l’absence de toute activité menaçante, elle sentit ses épaules se détendre, son corps redevenir souple. Et son ventre crier famine. Il était temps de s’aventurer dans l’immeuble.

Elle remonta sur le trottoir, l’absence de tout véhicule stationné lui arrachant un triste sourire. Quelques mois auparavant, trouver une place nécessitait une patience rare. Aujourd’hui, cette corvée n’était plus qu’un souvenir. Comme les voitures. Solution radicale.

Ses pas résonnaient dans le vestibule de l’immeuble fantomatique, la menant vers le dangereux escalier de marbre, comme une nef conduit à l’autel. La rampe avait disparu, n’en restait que la longue main courante de bois brisée, arrachée par des mains avides et puissantes, gisant sur le sol. L’emprunter pouvait s’avérer mortel en cas de mauvaise rencontre, mais elle n’avait pas le choix, la faim lui tordait les entrailles et lui brouillait l’esprit. Elle risquait sans doute sa vie sur ces volées de marches, mais elle mourrait de toute façon si elle ne trouvait pas à manger. Elle s’avança, restant collée contre mur, le plus loin possible du puits mortel qui s’ouvrait au centre de l’escalier.

Le palier laissait découvrir deux portes béantes : poignées et serrureries s’étaient envolées. Elle entra prudemment dans le premier appartement qui s’offrait à elle. Là aussi régnait le silence le plus absolu. Une ambiance feutrée correspondant à l’idée que l’on pouvait se faire de cet intérieur bourgeois fait d’un long couloir à la peinture sombre trouée de portes distribuant les différentes pièces et que surmontait un haut plafond blanc. Mais là où auraient dû se trouver des appliques art déco en bronze, les murs ne montraient que des blessures plâtreuses. Là où l’on attendait une console de verre et d’inox ne restaient que des éclats tranchants du plateau brisé. Le plafonnier avait également disparu, tout comme les fils électriques qui n’avaient laissé que des balafres lors de leur arrachage. Nolwenn s’avança au milieu des gravats, se dirigeant vers ce qu’elle pensait être la cuisine.

La pièce avait été dévastée. Le plan de travail en béton ciré était de guingois, sans doute à demi décollé du mur lorsque l’évier avait été prélevé. Au milieu des placards bas, de larges espaces éventrés indiquaient les endroits où s’étaient trouvés le réfrigérateur, le lave-vaisselle, le four et les plaques électriques. Un tiroir vide gisait au sol, là où l’on avait dû ranger les couverts. Plus hauts, des meubles encadraient l’absence de la hotte aspirante. Ils étaient vides également : la famille devait être adepte des conserves, car il ne restait qu’un paquet de céréales en carton presque terminé. Nolwenn les engloutit par poignées, manquant de s’étouffer à chaque bouchée vorace. Elle avait toujours faim, et la soif prenait son quart. Le reste de l’appartement ne révéla rien d’utile. Nolwenn sortit, poursuivant son exploration de l’immeuble, un étage après l’autre, priant pour qu’une bouteille en verre ou en plastique ait survécu à l’apocalypse.

Au quatrième étage, un nouvel appartement s’ouvrit à la curiosité de la jeune femme. Elle repoussa la porte avec prudence. Connaissant la topographie du lieu après ses visites des étages inférieurs, elle se dirigea immédiatement vers la cuisine. Sa patience fut récompensée, les placards éventrés débordant de sachets en plastique contenant des plats végétariens à base de quinoa, lentilles, riz, boulgour… Elle en ouvrit un qu’elle vida presque d’un trait avant d’entasser le reste de ce trésor dans son sac à dos poussiéreux.

Enfin rassasiée, elle se laissa aller à déambuler dans le couloir, et sa curiosité l’attira jusqu’à une chambre aux murs bleu canard. Elle y entra, tournant dans la pièce, sa main caressant l’angle des meubles, la douceur des tissus, le velouté du papier peint, perdue dans l’évocation de ses souvenirs.

***

Le temps d’avant. Avant la catastrophe imprévisible. Avant la fin d’un monde à l’agonie qu’une petite partie de l’humanité avait pourtant prédit de longue date, leurs faibles voix perdues dans le tintamarre infernal des tiroirs-caisses qui chantaient inconsciemment d’un continent à l’autre.

Philippe, étendu sur le lit, à peine recouvert de la couette en bataille, baigné de la lumière dorée d’un dimanche matin d’été. Les senteurs de café et de pain grillé, le doux grattement d’un couteau sur les tartines, le plaisir de ne pas avoir à quitter ce radeau sur une calme mer de bonheur et d’insouciance. Sentir la chaleur d’un corps aimé lové contre le sien. S’enivrer de l’odeur de l’autre. Se perdre en lui.

***

Un grincement la fit sursauter, et elle se retourna instinctivement face à la menace imprécise, arquée sur ses jambes, prête à attaquer ou à fuir selon la nature de l’adversaire. Pitié, faites qu’il ne s’agisse pas d’un récupérateur…

Un homme d’une quarantaine d’années venait de s’extirper d’un large placard mural. Apparition presque onirique. Une sorte de caricature de banquier en temps de krach : costume froissé, barbe broussailleuse, regard fou. Sa chemise débraillée, roulée sur les avant-bras, révélait le vestige dérisoire d’une époque révolue : une lourde montre chronomètre que peu de personnes auraient pu s’offrir dans le monde d’avant. Et que l’on ne trouvait nulle part dans celui d’aujourd’hui. Nolwenn ne put s’empêcher de sourire intérieurement à cette apparition : de tout ce qu’il aurait pu arracher aux mains de l’ennemi, il n’avait gardé que ce reliquat de son statut social ? Qui sait s’il n’avait pas jeté femme et enfants en pâture pour conserver ce symbole misérable d’une réussite illusoire ?

Dans sa main droite, un lourd pied de table Louis XVI aux angles aigus balançait, menaçant. Le sourire mauvais qui se dessinait sur le visage de l’homme montrait bien le plaisir de cette trouvaille et le manque d’empathie qui l’habitait. Nolwenn était réduite, dans ce regard, à l’état d’objet récupéré parmi les décombres. Un objet auquel il accorderait moins d’importance qu’à sa fichue montre.

— Tiens, tiens, tiens… dit l’inconnu d’une voix à peine audible, mais lourde de menaces. Finalement, tout espoir n’est pas perdu. Il y a des survivantes, et plutôt bien roulées en plus. Allez, ma grande, ne fais pas de bêtise.

— Qu’est-ce que vous voulez ? lança-t-elle, dans l’espoir de donner à son cerveau un peu de temps pour trouver une solution.

— Le ferme ! feula-t-il. Tu vas attirer ces saloperies ici. Tais-toi avant que je te fracasse le crâne. Morte, tu te conserveras moins longtemps, mais j’ai l’habitude.

L’homme se tenait entre elle et la porte, lui barrant le chemin de son corps imposant. Avait-elle une chance de forcer le passage, de se faufiler comme un chat qui s’enfuit par un entrebâillement, échappant à la main de son maître avant de disparaître dans la nuit ? Peu probable. Mais tout était devenu improbable, alors pourquoi ne pas essayer ?

Nolwenn se jeta en avant, prenant de court son agresseur, plongeant dans ses jambes pour le déséquilibrer avant de rouler sur elle-même, de se relever dans un même élan, et de franchir les quelques mètres de couloir et… la batte de base-ball artisanale s’abattit sur son épaule, entre le cou et l’articulation du bras. Une décharge de douleur – fracture de la clavicule ? – parcourut son corps, jetant un voile noir devant ses yeux. La main de l’homme se referma sur son bras droit, la repoussant en arrière.

Le visage déformé par la peur et la souffrance, Nolwenn le vit s’approcher d’elle d’un pas lourd, rythmé par son souffle accéléré par la violence. Celle commise à l’instant, et celle à venir, plus délicieuse encore. Des larmes se mirent à couler sur ses joues, brouillant un peu son regard qu’elle ne pouvait pas détacher de la brute qui se rapprochait.

Arrivé à quelques pas de Nolwenn, l’homme se figea. Un bruit étrange, mélange de sifflement et de craquements organiques. Os brisés et chair déchirée. L’homme se tenait devant elle, les deux mains serrées sur la massue, mais celle de gauche n’était plus reliée à l’avant-bras. Là où s’était trouvée à l’instant d’avant la montre de luxe. Il n’y avait qu’une béance sanglante, un trou propre d’une quinzaine de centimètres creusant le torse au niveau du cœur. Nolwenn ne pouvait pas détourner le regard de cette cavité qui révélait, quelques mètres derrière, une créature d’un noir brillant. Une sorte d’araignée d’acier, improbable monstre biomécanique d’une cinquantaine de centimètres accroché de ses six pattes chitineuses au mur de la chambre. Deux antennes battaient mollement l’air, comme respirant l’atmosphère à la quête d’une autre proie. Dans l’ouverture à l’avant du corps de l’animal, bouche sans lèvres, se rétractait une longue langue annelée. Un serpent terminé par un terrible rostre refermé sur la montre ensanglantée. L’objet disparut dans la gueule de l’insecte géant qui restait aux aguets. Lentement, le corps de l’homme s’affaissa, ballot de linge posé là qui se ramasse sur lui-même, sans bruit. Nolwenn sentit le poids du cadavre, la chaleur du sang s’échappant des blessures. Un bruit de cavalcade, d’araignée courant sur du linoléum, lui apprit que la chose avait finalement quitté les lieux. La laissant là, seule, abritée sous un corps sans vie. Elle rit en silence, triste et soulagée à la fois. Jamais elle n’aurait cru devoir sa survie à l’apparition improbable d’un récupérateur perdu dans l’immeuble. Un dernier soldat laissé à l’arrière pour piller les cadavres et grappiller quelques pièces et bijoux. Misérable guerre d’avidité, chacun accroché à ses richesses. Le contact de ce corps chaud et moite fit revenir l’image de Philippe dans son esprit.

***

Comme toujours, au volant de leur voiture hybride dont il avait été si fier. Preuve de réussite sociale et de conscience écologique. Combien de mois de salaire pour ceux qui l’assemblaient dans le tumulte d’une usine à l’autre bout du monde ? Là n’était pas la question. Bien sûr. Ne pas regarder, continuer son chemin avec le troupeau, même si cela signifie piétiner la Terre, la vider de sa substance, la priver de ses nombreuses vies. Nolwenn, dans son t-shirt au logo de Sea Shepherd, ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable à bord de cette voiture qui pouvait monter à 220 kilomètres-heure. Fait ridicule, à cet instant-là, puisqu’elle était engluée au sein d’une infinie cohorte tentant de fuir l’Enfer de la ville. Et l’Enfer s’était déchainé. Un tonnerre divin, une rumeur de Titans s’était élevée loin à l’arrière, roulant à travers le ciel, faisant frémir la route et les immeubles. Hurlements, des hommes, des femmes, des enfants et des Klaxons. Philippe s’était tu, et dans son regard, Nolwenn avait vu la fin du monde. De leur monde. Comme d’autres, elle était sortie du véhicule, hypnotisée par l’approche inéluctable de la mort.

Dans le ciel était apparu un immense losange translucide, méduse sortie de l’esprit démentiel d’un artiste surréaliste. Pratiquement invisible à distance, elle finissait par occuper tout le ciel, le défigurant atrocement, faisant des nuages des cicatrices immondes, et du soleil un chancre d’où s’écoulait un pus jaunâtre. Le vague ronflement accompagnant son avancée pesante et immuable s’était transformé en grondement sourd de prédateur affamé.

Là où son regard se perdait dans l’axe de la rue, un rectangle irréel bloquait la vue. Une surface luminescente qui s’approchait à grande vitesse, suivant l’avenue bordée d’arbres et encombrée de voitures. Et elle mangeait le monde. Elle soulevait les véhicules, les entassait dans son filet. Arrachait les panneaux de signalisation et les lampadaires. Déracinait les arbres. Griffait la façade des immeubles, faisait exploser les fenêtres et tomber les tuiles, emportant les briques des angles, dans un tumulte infernal.

À quelques centaines de mètres de Nolwenn, le monumental filet s’éleva peu à peu. Il quitta le sol, emportant son contenu vers le ciel et les chalutiers qui y glissaient impassiblement. Nolwenn voyait cet amas de véhicules, de corps, de végétation et de gravats s’élever, passer au-dessus d’elle, s’envoler vers un ailleurs inconnu dans les hurlements de panique des rescapés arrachés à la gravité. Mariage incongru du cauchemar et de la poésie. Qui laissa bientôt place à l’horreur absolue.

Quelques instants après la disparition du filet dans le ventre de l’un des chalutiers, les premiers corps tombèrent du ciel. Pantins jetés par-dessus bord, prises inutiles rejetées dans de nouveaux hurlements. Une pluie infernale de bombes humaines hurlant à la mort, impossible attaque de Stuckas fantômes larguant leur cargaison fatale. Nolwenn s’entendit fredonner « It’s Raingin Men, alleluia… » d’une voix brisée par les sanglots. Tout autour d’elle et de ceux qui avaient été épargnés par cette pêche monstrueuse, les corps s’écrasaient avec de répugnants bruits mats. De plus en plus nombreux. Jusqu’à ce que l’un d’eux se fracasse tout près de Nolwenn. Là où se trouvait Philippe.

***

La jeune femme parvint à repousser le cadavre de l’inconnu et à se relever, le corps tremblant. Elle sortit de la chambre. Elle ne pouvait pas rester plus longtemps dans un immeuble où des récupérateurs crapahutaient sur les murs. Elle devait fuir, une fois encore.

Dans la rue, elle songea à rejoindre la relative tranquillité des égouts. Très tôt, des récupérateurs amphibies avaient parcouru les kilomètres de sous-sol, détruisant robots d’entretien, matériel de surveillance électronique et appareillage de régulation du flux hydraulique. Le calme d’après la bataille. De nombreux survivants s’y partageaient de microterritoires, des poches d’ombre gluantes avec les rats et d’autres vermines impossibles à exterminer. La maladie et les privations auraient surement raison d’une majeure partie d’entre eux sous peu. Mais tout valait mieux que de se retrouver en surface, à la merci d’un coup de filet, cauchemar de tous ceux qui avaient, de près ou de loin, assisté à pareille épouvante.

La douleur pulsait encore dans l’épaule de Nolwenn, étendant son emprise dans le cou et le bras. Quelle que soit son origine, elle savait ne rien pouvoir y faire. Les hôpitaux avaient été rayés de la carte comme le reste des centres d’activité humaine en quelques semaines. On en avait arraché avec gourmandise les ordinateurs, appareils de radiographie, de scanner ou d’IRM, les lits, les pieds à perfusion, les bouteilles d’oxygène, les respirateurs, les fauteuils roulants… ne restaient plus que des carcasses vides, pachydermes de bétons rongés par une vermine de fer réduits à des carapaces grisâtres.

Le soleil était haut dans le ciel, répandant une douce chaleur, caresse maternelle cherchant à calmer son enfant tourmenté. La perspective de replonger dans les noirceurs infectes des égouts eut raison de la volonté de Nolwnenn. Elle traversa rapidement la rue balafrée de profonds sillons, la peau de bitume déchirée révélant une chair de sable. Elle entra dans l’immeuble d’en face, poussa la porte de la loge désertée et se laissa choir sur une chauffeuse éventrée trônant au milieu des meubles brisés.

***

Aurait-on pu prévoir ce qui s’était passé ? On avait envisagé des émeutes de la faim, une guerre nucléaire, une ultime pandémie, voire une invasion de zombies. Tout, mais pas ça. Nolwenn se souvenait encore du regard sombre des présentateurs des chaînes d’info qui, pendant des jours, avaient annoncé une catastrophe, qui, édition après édition, devenait plus précise. La panique avait été totale le jour J. On était parti en tous sens, vidant les armoires, les distributeurs bancaires, entassant tout ce que l’on possédait dans sa voiture, laissant une petite place pour les enfants. La fuite avait duré plusieurs jours, les plus aisés ayant trouvé refuge dans le calme trompeur des campagnes. Les plus pauvres s’étaient entassés dans des trains bondés. Malheur à eux. Immenses chenilles d’acier prisonnières du chemin de fer les menant à la mort. Le monde avait été redessiné en quelques semaines. Pan par pan. À la façon du papier peint que l’on arrache avant de gratter le mur pour en effacer toute trace. Les siècles de minutieux travail de l’homme avaient été réduits à néant.

***

Nolwenn se força à sortir de sa rêverie sinistre. Attendre la nuit ne lui offrirait pas plus de sécurité. La vue n’était pas leur point fort. Ils tuaient au hasard. Presque par erreur. La fatigue de l’émotion eut raison de sa résistance. Elle s’endormit profondément, serrant son sac à dos contre elle, triste ersatz de compagnon.

***

Les reliefs de la ville s’élevaient à l’horizon, chicots jaunâtres s’érigeant d’une gencive de bitume. Nolwenn marchait d’un pas rapide, pressé de s’éloigner de ce lieu anonyme où grouillait encore une armée de récupérateurs. Qui savait quand la mort tomberait une fois de plus du ciel ? C’était un endroit trop dangereux, elle devait trouver un refuge plus sûr, plus serein. Se limiter aux petits hameaux qui pourraient lui offrir quelques provisions sans représenter un trop grand danger.

Lorsque l’horizon se dégagea de toutes parts, Nolwenn aperçut au loin quelques habitations, près d’un bois évoquant le passage récent d’une tempête à la violence inouïe. Bientôt, la langue d’asphalte céda la place à une bande de terre dévastée. Le revêtement avait en grande partie disparu, tout comme les glissières de sécurité, les panneaux de signalisation et les lampadaires ou autres pylônes électriques. Elle eut l’impression de voyager dans un paysage du XVIIIe siècle, comme si la révolution industrielle n’avait jamais eu lieu.

À l’entrée du village, le chaos était plus visible encore. Les maisons n’avaient plus de toit, nombre de façades étaient éventrées, révélant les entrailles mélangées, jeu de construction chamboulé par un enfant turbulent. Un silence pesant régnait dans les rues, après-guerre fragile d’une Terre à la merci d’un ennemi insaisissable. Nolwenn avançait à pas prudents, scrutant les décombres à la recherche d’un signe d’activité. Les lieux avaient été nettoyés avec efficacité, ne laissant que des ruines et des abris de fortune. Il serait difficile de trouver des ressources, et plus encore un endroit où dormir.

La jeune femme errait entre les bâtiments, sans but. Là, une boucherie ouverte de part en part, dont la chambre froide semblait s’être évadée comme un fauve enragé. Plus loin, un garage où un immense cratère rappelait la présence de la pompe à essence, commerce dont il ne restait que quelques pans de mur. Ailleurs, la succursale d’une banque dévalisée sans génie, évoquant un gigantesque gâteau tombé entre les mains avides de chenapans avides. Sur la place principale se dressait encore piteusement la colonne de pierre qui avait jadis soutenu le monument aux morts en bronze.

De guerre lasse, Nolwenn se résigna à entrer n’importe où, quand elle avisa ce qui avait été la mairie, bâtisse d’un étage qui avait mieux résisté que les autres. Elle marquait une forme de frontière étrange : au-delà d’une ligne imaginaire se dressaient des maisons miraculeusement intactes. Elle ne parvenait pas à en croire ses yeux. C’était un spectacle irréel, à l’image de ces instants où l’on se trouve à la limite exacte entre une pluie battante et ciel ensoleillé. On aurait dit qu’une main géante avait balayé les rues, rasant une moitié du village sans affecter l’autre.

Nolwenn s’avança dans l’une des allées préservées, s’émerveillant du spectacle étonnant qui s’offrait à elle. Les petites maisons de ville s’alignaient sagement, soldats attendant le passage en revue d’un général dans un silence pesant. Elle s’approcha de la porte de l’une d’entre elles, appuya sur la poignée et poussa le battant qui pivota en grinçant légèrement. Une odeur d’humidité l’enveloppa, évoquant ces locations de vacances restées longtemps inoccupées, madeleine de Proust la replongeant dans ses impressions d’enfance. Dans la pièce principale, un téléviseur trônait à sa place habituelle, face au canapé et à la table basse. Un vaisselier exposait verres et assiettes, photographies de famille et bibelots divers. Un musée. Le témoignage d’une époque révolue conservé pour les générations futures.

La cuisine était en revanche dans un désordre certain, placards laissés ouverts après qu’on en ait pris la plupart des denrées. On avait fui les lieux précipitamment, ce que soulignèrent la chambre à l’armoire vide et le lit défait. Nolwenn se sentit mal à l’aise, dans la peau d’un voyeur plongeant dans l’intimité d’inconnus. La vision du lit d’enfant surmonté d’un mobile réduit au silence la frappa au cœur. Qui savait ce qu’il était advenu de cette famille jetée comme tant d’autres sur les routes ? Sans doute étaient-ils morts à l’heure qu’il était. Comment un bébé aurait-il pu survivre à cette existence à laquelle personne n’était plus préparé ? Quitter le cocon d’une vie où tout est accessible pour un monde apocalyptique est-il seulement supportable pour la plupart des gens ?

Nolwenn battit en retraite, incapable de supporter d’être renvoyée à son propre malheur. Elle était presque arrivée à la porte quand apparut dans l’encadrement une silhouette. Un homme d’une trentaine d’années, de grande taille, portant un t-shirt à l’effigie d’Iron Maiden et un pantalon de treillis. Son visage n’avait pas perdu une certaine douceur enfantine, douceur renforcée par des oreilles décollées et une acné encore présente. Dans ses mains, un fusil de chasse la tenait en joue.

« Qui êtes-vous ? parvint-elle à articuler d’une voix faible.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Je ne t’ai jamais vu dans le coin. Tu viens d’où ?

— De loin. D’une ville qui n’existe plus…

— Plus rien n’existe plus. « Ici », ça n’existera plus. Allez, viens là et suis-moi. »

Nolwenn sortit d’un pas somnambulique, précédant l’homme qui la menaçait vers une destination inconnue. Il la guidait de temps à autre, lui indiquant la rue à prendre au fur et à mesure. Ils quittèrent la partie intacte de la ville. Après un long moment, ils s’arrêtèrent devant un épais portail en bois interdisant l’accès au jardin d’une maison en ruines. L’homme posa une main sur son épaule et frappa le lourd battant du canon de son arme. Quelqu’un ouvrit et Nolwenn aperçut une large surface herbeuse hérissée de piquets au bout desquels séchaient les cadavres d’énormes insectes noirs. Des récupérateurs. « Nos trophées de chasse », fanfaronna l’homme. C’était la première fois qu’elle en voyait dans cet état. Elle n’avait jamais envisagé la possibilité de les tuer. Au fond du jardin s’élevait un dôme de béton gris, verrue grisâtre percée de meurtrières. À quelques pas de l’entrée marquée par une écoutille de fer, l’homme annonça d’une voix forte : « C’est Rémi, je reviens et je suis pas bredouille ! » La lourde porte d’acier s’écarta, et une tête ahurie apparut. Rémi claqua dans la main qu’on lui tendit, et indiqua du menton à Nolwenn de descendre dans le bunker.

Dans le sas, le compagnon de Rémi, un homme d’une cinquantaine d’années, barbe hirsute, tatouages et t-shirt de Metallica, se tenait devant une échelle qui s’enfonçait sous la surface. Le quinquagénaire ouvrit la marche, empoignant la rambarde avant de disparaître. Nolwenn le suivit, poussée sans rudesse par Rémi.

Le sous-sol était un espace d’une vingtaine de mètres carrés, aveugle, éclairé par une ampoule nue protégée par une petite cage de fer. Les murs disparaissaient derrière de larges étagères métalliques chargées de boîtes de conserve pour deux d’entre elles, et d’armes de chasse et de cartouches en grand nombre pour la dernière. Trois lits de camp à demi protégés par des paravents d’hôpital – tringles en inox et rideau blanc – et une table de camping accompagnée de trois tabourets pliants composaient l’ensemble d’un mobilier spartiate. Dans un coin, cependant, se trouvait un imposant fauteuil en métal brut verni, sorte de cube évidé aux accoudoirs anguleux sur lequel trônait le troisième occupant des lieux. Sa large stature et son ventre proéminent créaient une étrange anamorphose avec le logo Harley-Davidson de son t-shirt. Il tenait dans une main une boîte de bière qu’il venait de tirer d’une glacière. Il ne quittait pas Nolwenn des yeux, comme si elle représentait le seul objet qui manquait à ce lieu de survie austère. Après avoir échangé quelques plaisanteries graveleuses entre eux, les deux hommes regardèrent Rémi d’un air interrogatif. « Je l’ai trouvée dans la maison des Michel. J’étais parti comme prévu pour faire le plein quand je la vois. Alors je l’ai amenée. Voilà.

— Et comment elle s’appelle ? demanda le ventru.

— Je m’appelle Nolwenn. Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?

— On est les ferrailleurs, répondit avec un sourire satisfait celui qui trônait sur son fauteuil de fer. Et moi, c’est Fernand. Le roi Fernand, même, qu’on m’appelle ici. Mais tu peux m’appeler « Monseigneur », si tu préfères ! » Il partit d’un gros rire qui secoua son corps, faisant tressauter la canette qu’il tenait, un peu de bière se renversant sur son pantalon de treillis. « Ici, c’est le Bunker. C’est le seul endroit sur Terre où les récupérateurs ne viennent pas trop fourrer leurs sales pattes. T’as dû voir dehors le sort qu’on réserve aux curieux de leur espèce. T’es pas une curieuse de leur espèce, au moins ? T’es pas venue dans le coin pour nous voler nos armes et notre bouffe, hein ?

— Et nos bières surtout, ajouta Rémi avec un ricanement imbécile d’adolescent.

— Ta gueule, Rémi ! Déjà, c’est mes bières, d’accord ? T’as rapporté quoi à part une grognasse famélique ? Paulo, il t’a donné quelque chose avant de descendre ici ? »

Le troisième, qui était resté en retrait, fit non de la tête. Fernand fusilla Rémi de regard. « Casse-toi, mon con, et ne reviens pas avant d’avoir rapporté ce que je t’ai demandé. Tu peux emmener ta gamine : elle ne remet pas les pieds ici sans avoir prouvé qu’elle sert à quelque chose. Je ne vais pas entretenir une danseuse, moi. C’est le Bunker, ici, pas une boîte à partouze. Allez, cassez-vous ! »

Rémi prit Nolwenn par le bras et l’attira vers l’échelle. La jeune femme fut soulagée de retrouver l’air libre, loin de l’atmosphère étouffante de l’abri antiatomique. Rémi avait un air renfrogné, visiblement blessé d’avoir été rabaissé par Fernand devant Nolwenn. Il lui indiqua de la tête la direction du portail qu’il referma derrière eux. En passant devant les cadavres desséchés des récupérateurs, Nolwenn ne put réprimer un frisson de dégout.

« Ça n’a pas l’air d’être la fête tous les jours dans le bunker, hein ? lança Nolwenn, pour montrer un peu d’empathie.

— Qu’est-ce t’en sais, toi, de la vie dans le bunker ? Tout ce que je vois, c’est qu’ici, au moins, j’ai à bouffer et je suis protégé de ces saloperies de chours.

— Les chours ?

— Ouais, les chouraveurs. Les récupérateurs, quoi ! Y a plus un endroit sûr, c’est moi qui te l’dis. J’ai vu à la télé, quand ça marchait encore. Quand y sont arrivés, y z’ont fondu sur Terre, et y z’ont tout pris. J’ai vu les villes ravagées, Paris et sa putain de tour Eiffel, il en reste rien. Juste un tas de décombres que c’est pas possible à voir sans chialer. Je les aime pas les Parigots, mais quand même, ça fout les boules. La fierté de la France, quoi. Y z’ont tout détruit, tout piqué comme des gitans qui tombent sur une ferme. Y z’ont rien laissé. Même les mines ils les ont pompées. J’ai vu à la télé : l’Amérique, l’Afrique et l’Australie. L’or, le cuivre, le fer, tout, que j’te dis, y z’ont tout piqué, y z’ont vidé la Terre de ses ressources. C’est ça qu’y dit le roi Fernand. Et il a raison. Alors moi j’dis, le Bunker, c’est pas plus mal qu’ailleurs. Et pis tu m’fais perdre mon temps, ma belle, faut qu’on trouve à bouffer, sinon on est bon pour être privés de dîner. Et ça, pas question. »

Nolwenn savait tout cela, comme tout le monde. Du moins, ceux qui avaient survécu à cette invasion impensable. Elle se souvenait de ce temps d’avant, où la police et l’armée étaient garantes d’une certaine sécurité, d’une dissuasion commune contre tout ennemi potentiel. Mais les armes, les plus lourdes fussent-elles, avaient été inefficaces contre l’envahisseur en quelques instants. Il avait suffi d’une attaque globale sur les défenses, entrainant la destruction de la quasi-totalité de l’équipement militaire terrestre. Les quelques secondes d’hésitation, de sidération avaient été suffisantes pour leur laisser le champ libre. Ils avaient balayé les défenses terriennes en quelques jours, attaquant d’abord depuis l’espace avant de fondre sur les survivants impuissants, récupérant les miettes qui restaient à grappiller au sol. Ça avait été une succession d’attaques planifiées, rigoureuses, implacables, qui avaient laissé l’humanité démunie. Secteur par secteur, ils avaient vandalisé toute l’œuvre humaine, rabaissant chacun à au rang d’animal traqué, impuissant.

Nolwenn avait eu connaissance de cela en discutant avec ses voisins, puis par des propos rapportés au hasard des rencontres après l’exode massif. Plus aucun système de communication ne fonctionnait, et l’on en était réduit à entendre les mêmes rumeurs folles. Mais aussi folles fussent-elles, elles ne pouvaient pas rivaliser avec l’image de ces corps rejetés comme des impuretés, des parasites du métal qui était la seule chose qui les intéressait.

Elle suivit Rémi dans les maisons, entassant dans un sac de paquetage les quelques vivres abandonnés par leurs anciens occupants lors de la fuite. Elle s’abrutissait dans cette quête ennuyeuse, d’un pavillon à l’autre, pour repousser au plus tard le moment où elle devrait faire le point sur sa situation.

Après deux heures de pillage mutique, son compagnon se décida enfin à desserrer les dents : « C’est chez les Bignon. Y z’avaient de la tune. » Le pavillon était caché derrière une haie. Le portail laissait découvrir un jardin dont la pelouse était plus haute que du temps où les lieux étaient encore habités, un chemin de graviers clairs menant à la porte d’entrée. Rémi cassa le verre l’une des fenêtres d’un coup de pied, et aida Nolwenn à entrer en la soulevant sans peine par la taille. Ils traversèrent rapidement la salle à manger pour se rendre dans la cuisine où ils ouvrirent les placards l’un après l’autre, les vidant des boîtes de conserve et des paquets de pâtes et de biscuits qu’ils fourrèrent dans leurs sacs. « Le salon », indiqua Rémi, précédant la jeune femme vers la pièce dont il fouilla une large armoire. À l’intérieur se trouvaient un fusil de chasse et quelques boîtes de cartouches. « Bingo ».

Alors que Rémi se saisissait de l’arme, un craquement se fit entendre sous leurs pieds. Nolwenn n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche que le parquet se troua avec un bruit d’explosion. Elle cria de surprise, et Rémi se retourna, le fusil en main, prêt à faire feu. Un récupérateur surgit du trou dans le sol, bondissant vers le mur, trop vite pour que Rémi le tienne en joue. Il fit feu malgré tout, touchant la jeune femme à la cuisse. Elle sentit une brûlure envahir sa jambe qui céda sous son poids. Par terre, le regard brouillé par les larmes et l’intensité de la douleur, elle apercevait à peine la scène. Un autre récupérateur tomba de plafond, ses pattes d’acier se refermant sur le torse de Rémi qui hurla de surprise et de souffrance. L’autre récupérateur lança sa terrifiante langue sur l’arme, la violence du choc enfonçant la crosse dans son torse. Le coup partit. Le récupérateur poussa un cri aigu et déchirant, ravalant sa langue meurtrie se vidant d’un sang d’huile noire. Le bruit en attira davantage encore, venus de la cave. Ils envahirent le salon, masse informe et grouillante, comme une nuée de cafards dérangés dans la noirceur de leur antre humide. Nolwenn perdit connaissance.

***

Le calme était revenu. La pièce était sens dessus dessous, ravagée par une tempête animale en furie. Le plafond était troué en de nombreux endroits, là d’où les récupérateurs étaient tombés. Nolween se figea : sur sa jambe, un récupérateur léchait la plaie laissée par la chevrotine, aspirant les grains de plomb, se nourrissant avec gourmandise. Elle aurait presque cru l’entendre ronronner de plaisir. Elle ferma les yeux, retenant son souffle pour ne pas affoler la bête immonde. Combien de temps cela dura-t-il ? Elle n’aurait su le dire. Une éternité. Opération chirurgicale menée à la hâte sur un champ de bataille par un infirmier à peine formé, ayant pris la relève d’un collège abattu par une bombe tombée sur l’hôpital de fortune. Une fois son repas terminé, la bête crapahuta jusqu’à la fenêtre détruite et disparut.

Nolwenn se releva, claudiqua jusqu’à la salle de bain, passant près du cadavre de Rémi, le cœur au bord des lèvres. Dans le capharnaüm régnant dans la pièce, elle trouva une bouteille de désinfectant et une serviette de toilette relativement propre dont elle se fit un bandage rapide.

La maison s’ouvrait sur un chaos indescriptible. Tous les appareils métalliques avaient été jetés par les fenêtres, la haie détruite par le passage hargneux des récupérateurs. Toutes les maisons de la rue étaient réduites au même état. La jeune femme errait, hébétée, incapable de reprendre le contrôle. Elle avançait en état second, quand une sorte d’instinct la poussa à se retourner. Dans le ciel, un rectangle étrange progressait sans bruit. Dans son sillage, un immense filet doré flottait, au loin, se rapprochant rapidement de Nowlenn. Un chalutier était venu à l’appel des récupérateurs. La jeune femme sentit son cœur devenir fou, cognant contre sa poitrine, appelant à l’action, l’adjurant de quitter ces lieux maudits. Affolée, elle pressa le pas et vit, à quelques mètres, un vélo gisant au milieu d’un fatras d’objets métalliques. Elle courut vers lui, l’enfourcha, et pédala de toutes ses forces pour échapper au piège qui se rapprochait inexorablement. À chaque coup de pédale, elle sentait un poignard s’enfoncer dans sa cuisse meurtrie qu’un psychopathe s’amusait à tourner d’avant en arrière. Grimaçant, elle tentait d’oublier la douleur, qui s’atténuait sous l’effet de l’adrénaline et des endorphines que son corps libérait.

Voitures, machines à laver, chaudières, plaques de cuisson, ordinateurs, câbles électriques, tuyauteries en plomb et en cuivre, robinets, vélos d’appartements, boîtes de conserve, motos, fours, panneaux solaires… tout ce qui avait été arraché des maisons et jeté dehors par les récupérateurs se retrouvait dans le filet qui se remplissait, ventre d’ogre insatiable. Le mur d’immondices hurlait dans son dos, se rapprochait peu à peu, étouffant les cris de ceux qui avaient été pris au piège. Nolwenn les entendait pourtant l’appeler, tendre leurs bras brisés vers elle, l’implorant de leur bouche dégouttant de sang, jetant sur elle leur regard furieux de morts qui ne veulent pas finir seuls, broyés dans cet encastrement infernal. Ses jambes faiblissaient, le rugissement d’acier devenait insupportable. Elle se retourna, et vit alors le fardeau s’élever dans les airs et être avalé par le chalutier qui disparut à son tour.

***

Nolwenn pédalait depuis longtemps quand elle finit par s’arrêter, abandonnant son vélo au bord de la route. Elle sentait la gangue de sang enserrer sa jambe, et la nausée lui tordre le ventre. Un récupérateur viendrait peut-être voler cet objet insignifiant, ou ce dernier deviendrait-il un précieux trésor dans un musée que les générations futures construiraient. Car les aliens allaient partir, quitter cette planète lorsqu’ils auraient pillé toutes les ressources les intéressant. Ils laisseraient alors les hommes privés de ce qui leur avait permis de fonder leurs sociétés. Ils reviendraient à un âge d’avant le fer, un âge de pierre si éloigné qu’il donnait le vertige à Nolwenn. Au moins, se dit-elle, les océans seraient à l’abri des navires de pêche industrielle, le ciel soulagé de ne plus charrier les fumées noires des usines, la terre heureuse de ne plus avoir à boire les pesticides et les rivières libérées des rejets toxiques. Et l’homme dans tout cela ? Nolwenn ignorait à quoi ressemblerait ce retour forcé. Tout ce qu’elle voulait pour l’heure, c’était s’enfuir de l’enfer des chalutiers et de celui des hommes.

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