DE QUOI DEMAIN SERA FAIT

La librairie « Au fil de l’âme » paraissait à première vue semblable à toutes celles que l’on pouvait trouver dans la ville. Sa paisible devanture de bois vert tendre semblait ignorer l’incessant écoulement tumultueux des voitures imbéciles. La vitrine laissait voir les livres et menues babioles exposés aux yeux de chalands, comme toutes celles des autres boutiques de la grande rue passante. Mais le badaud qui s’attardait un instant comprenait que les ouvrages proposés n’étaient nullement présentés dans la presse littéraire et que leur auteur n’avait jamais été l’invité d’une quelconque émission culturelle. « Apprendre par la lumière intérieure », « La santé par la méditation », « Aura et magnétisme »… Autant d’écrits que d’aucuns qualifieraient comme fariboles ou charlatanisme, voire pseudosciences pour les moins virulents.

C’est là que se tenait depuis un long moment Enguerrand, hésitant à en franchir le seuil. À l’intérieur erraient les silhouettes fantomatiques d’amateurs de spiritualité, de surnaturel et de réponses de l’au-delà à leurs problèmes bien terrestres. Mais qui était-il, après tout, pour juger les autres ? N’avait-il pas lui-même effectué des recherches sur internet pour trouver une solution à ce qui le torturait et n’était-il pas au même endroit que ces inconnus ? Il n’était ni meilleur ni pire qu’un autre, se considérait comme quelqu’un de cartésien et n’avait jamais cherché à voir autre chose que ce qu’il connaissait. Et cela lui avait toujours plutôt réussi, faisant de lui un programmeur apprécié dans la société de service qui l’employait depuis des années et au sein de laquelle il menait une carrière honnête, à défaut d’être épanouissante.

Jusqu’à il y a peu, il n’avait d’ailleurs pas trouvé de réels défauts à cette vision plutôt simple de l’existence où chaque événement peut s’expliquer par la suite logique d’événements précédents et la compréhension même modérée des lois de la probabilité. Tout corps plongé dans un fluide subit une force verticale, appelée poussée d’Archimède. Si deux droites sont parallèles, toute perpendiculaire à l’une est perpendiculaire à l’autre. Lorsqu’on lâche un objet, il tombe avec une accélération de 9,81 m/s2. Deux parents aux yeux bleus ne peuvent pas avoir d’enfant aux yeux marron. Il s’était toujours reposé sur un ensemble de théorèmes façonnant l’appréhension du monde et s’en était accommodé.

Et puis Louisiane était entrée dans sa vie. Avec un prénom pareil, il aurait dû se douter qu’elle ne respecterait pas les mêmes codes que les autres. Fantasque, d’une beauté incertaine, sûre d’elle-même et fragile, elle était non pas une femme fatale, mais un rêve d’étudiant romantique. En ce temps-là, l’avenir n’était qu’un ensemble infini de possibles et il avait fait taire la voix de la raison qui n’avait pas encore mué et à laquelle manquait l’autorité dont elle aurait eu besoin. Ils s’étaient aimés. Ils s’étaient disputés aussi, et quittés plus d’une fois. Mais à chaque fois, malgré tout le mal qu’elle lui avait fait, Enguerrand avait cédé au charme de Louisiane et était revenu, pour un temps, à ses côtés.

Les années avaient passé, très vite, avec l’accélération imprévisible qui les caractérisent après vingt ans. Et un jour, il avait été lassé de voir que tout cela ne menait à rien. Il avait eu une longue et douloureuse conversation avec elle. Si tumultueuse et pénible qu’il s’était juré de ne plus jamais revenir auprès d’elle pour ne plus vivre un tel échange.

Il avait connu d’autres femmes, plus posées, plus sereines, plus jolies, plus douces, mais aucune n’avait jamais pu lui faire oublier Louisiane. Aussi, lorsque cinq jours plus tôt, elle l’avait recontacté depuis la Colombie pour lui demander de lui venir en aide, sa résolution avait été mise à rude épreuve. L’image qu’il en avait s’était en effet parée de l’irrésistible patine de la nostalgie d’une époque d’insouciance révolue, d’un temps léger dont on ne parvient plus qu’à voir les moments les plus brillants.

Certes, il était célibataire depuis quelques mois après une histoire mort-née, mais il redoutait justement de voir son esprit trompé par la peur de la solitude. Cela faisait plus de dix ans qu’il n’avait plus eu de nouvelles de Louisiane, et il fallait que ce fût lui qu’elle appelle ? À croire qu’elle ne connaissait personne d’autre sur cette foutue planète !

Il avait appelé Antoine, son meilleur ami, qui connaissait très bien Louisiane pour avoir dû le consoler plus souvent qu’à son tour. Ce dernier lui avait clairement dit que leurs retrouvailles ne pourraient que déboucher sur un drame pour lui. Enguerrand répliqua qu’il ne s’agissait pas de retrouvailles, mais d’un appel à l’aide, certes confus et lointain, mais qui lui semblait bien réel. Après un long échange téléphonique, il ne fut pas plus avancé. Il y avait toujours d’un côté l’aide que l’on doit à une connaissance, et de l’autre, la peur de se jeter dans un nouveau piège du destin. Destin auquel il ne croyait d’ailleurs pas. Finalement, il avait acheté un billet d’avion, sans savoir s’il l’utiliserait ou non.

Il avait passé des jours et des nuits à se torturer, à chercher une solution mathématique, physique ou philosophique à ce choix-là, sans jamais la trouver. Fallait-il monter dans cet avion ou non ? Et l’ultimatum avait fini par tomber : son avion décollait dans la nuit, et il ne pouvait plus reculer.

La science qu’il maîtrisait ne parvenait pas à l’aider puisque s’il elle était parfaitement capable d’expliquer l’origine des choses ou de donner l’issue probable d’un scénario donné, elle était bien en peine de prédire l’avenir. Et c’est là, s’était-il dit, que se trouvait la clef de l’énigme : il lui fallait pouvoir prédire l’avenir !

En bon élève, il avait donc effectué des recherches sur Internet pour en apprendre un peu plus sur les arts divinatoires. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé devant cette librairie, chose qui l’aurait fait rire une semaine plus tôt tant elle lui aurait paru saugrenue.

Il devait savoir, et décida donc de pousser la porte qui fit tinter un carillon composé de fins tubes en inox qui tintinnabulèrent. Il eut l’impression d’être dans la peau d’une fée entrant en scène dans un mauvais film et eut envie de tourner les talons, mais le regard que lui jeta l’un des employés de la librairie l’intimida et il fit quelques pas dans la boutique.

Il y avait deux clientes potentielles, l’une à gauche admirant un large stand de pierres semi-précieuse, l’autre, à l’opposé, feuilletant des livres sur les forces de la nature. Il ne sut où aller et continua donc tout droit, vers l’employé qui lui jeta un regard indéchiffrable. C’était un petit homme dont on ne pouvait qu’estimer vaguement l’âge, entre quarante et cinquante ans. Il était vêtu tristement d’un pantalon en toile grise et d’un pull en laine d’un vert très sombre. Sous la chevelure grise clairsemée se trouvait un visage allongé aux traits tirés.

Enguerrand n’avait effectivement rien d’un adepte des théories présentées ici, et le vendeur devait se dire qu’il venait pour offrir quelque chose à une amie amatrice de paranormal. Quelqu’un qui lui ferait perdre son temps à expliquer le b.a.-ba de l’ésotérisme. Un fâcheux.

« Bonjour, monsieur. Puis-je vous aider ?
— Hé bien… Oui, absolument. Du moins je l’espère…
— Que voulez-vous, répondit le vendeur en réprimant à grand peine un haussement de sourcil et un roulement d’yeux exaspérés.
— Je me disais que j’aurais bien acheté… »

Sur le comptoir se trouvait un porte-bijoux auquel pendaient une dizaine de chainettes terminées par un morceau de pierre ou de cristal taillé en pointe.

« Un pendule, bien sûr ! »

Au point où il en était, Enguerrand était prêt à tout tenter, de moment qu’il obtenait une réponse quelconque qui lui évite d’avoir à faire un choix.

« Très bien, monsieur. Ils sont tous là. »

Enguerrand jeta un œil aux pendules qu’il trouva somme toute bien banals et dépourvu de toute aura de mystère. Ils étaient bien plus proche du bijou réalisé par un artisan malhabile qu’à de puissants artefacts magiques…

« C’est pour offrir ?
— Non, c’est pour moi.
— Ah ? Vous pratiquez déjà la divination à l’aide du pendule ?
— Pour tout vous dire, absolument pas. J’ai juste besoin d’obtenir une réponse et je me suis dit…
— C’est que ce n’est pas aussi simple, vous savez, le coupa le vendeur choqué devant tant d’inexpérience et de désinvolture. Cela nécessite une longue pratique et des connaissances théoriques. Vous devriez peut-être commencer par lire l’un des ouvrages d’introduction à cet art. Je peux vous en proposer plusieurs, si vous voulez bien me suivre. »

Enguerrand l’accompagna jusqu’aux étagères chargées de livres de laquelle le vendeur tira deux ouvrages épais. L’idée qu’il faille lire autant de pages pour apprendre à faire tourner une toupie lui parut totalement folle.

« Je n’ai pas vraiment le temps de lire tout ça, vous savez… Je devrais peut-être plutôt m’orienter vers le tarot ?
— Vous n’y pensez pas ! Si le pendule vous décourage, vous n’aurez nullement la patience d’apprendre toutes les arcanes du tirage de cartes ! »

Enguerrand fit quelques pas en arrière, comme un étudiant tancé par un maître de conférence.

« Finalement… je vais peut-être prendre un pendule, alors.
— Ce n’est pas si simple. Il faut que vous choisissiez celui qui vous appelle, celui dont vous vous sentez proche. Celui qui résonne en vous. »

Rien à faire, les pendules n’évoquaient rien en lui. Devant son hésitation, le vendeur s’adoucit un peu. Peut-être se disait-il qu’Enguerrand s’intéressait au moins un peu à son univers.

« Je vais vous laisser faire un tour, regardez les objets, essayez de ressentir leur énergie. Peut-être l’un d’entre eux est-il fait pour vous ? »

Il s’effaça et alla rejoindre la dame aux pierres qui l’appelait en silence. Enguerrand vit alors que derrière le comptoir, un renfoncement proposait d’autres produits. Des bougies de neuvaine, des tarots divinatoires, de l’encens, des crucifix, des cierges, des runes… Il regardait cet amoncèlement d’objets en se disant que la plupart devaient être achetés par des gens comme lui, désespérés et pourtant incapables d’y lire quelque chose. Et quelqu’un en était-il seulement capable ?

Il avançait quand un mouvement l’attira du coin de l’œil. Il tourna la tête et vit accroché au mur un miroir qui lui avait renvoyé son propre reflet. Il était des plus étranges, avec un verre bombé et, surtout, un fond d’un noir profond. Presque infini. C’était presque un oxymore. Alors qu’un miroir est censé réfléchir la lumière, celui-là semblait la capturer au plus profond de lui. On avait presque peur de se faire aspirer l’âme en le regardant. Et pourtant, Enguerrand ne pouvait en détacher le regard.

« Monsieur ? » Le vendeur le fit sursauter, le tirant d’une rêverie comme il n’en avait jamais connu auparavant. Il avait l’impression d’être resté là pendant des heures. Et peut-être était-ce le cas, à en juger par le regard intrigué de l’autre. « Je vais prendre ce miroir. » Le vendeur décrocha l’objet et se dirigea vers le comptoir pour prendre le lecteur de carte bleue. Enguerrand sortit ensuite de la boutique dans un état second.

De retour chez lui, il s’assit à la table de la salle à manger, y posa le sac contenant le miroir, à côté des billets d’avion. Il se dit que l’instant de vérité était arrivé. Il ressentait une sorte d’espoir enfantin en même temps qu’une sensation de ridicule face à ce qu’il s’apprêtait à faire. Il repassa une dernière fois en revue les éléments dont il disposait pour prendre une décision, sans parvenir à une conclusion nette. Il se releva, ferma les volets et éteignit la suspension de la pièce.

Il sortit alors du sac un long cierge blanc, se remémorant les propos du vendeur. Selon lui, il était conseillé d’utiliser cet objet en s’éclairant à la flamme d’une bougie. Cela apportait de l’énergie, et aidait à la divination. Enguerrand préféra oublier ces propos qu’il jugeait ridicules, le faisant presque hésiter à franchir le pas.

Il prit une grande respiration, ferma les yeux, et visualisa Louisiane, sa grande beauté, son regard ensorcelant, et le voyage qu’il envisageait d’effectuer pour la retrouver. Son souffle s’apaisa peu à peu, jusqu’à devenir presque imperceptible. Il rouvrit lentement les paupières, laissant le miroir se dessiner dans la faible lumière du cierge fuligneux. Il se vit dans la surface réfléchissante dont l’habituel tain métallique avait été remplacé par un matériau noir, ce qui donnait à l’image plus de profondeur et de précision. Enguerrand plongeait son regard dans celui de son double qui paraissait prêt à lui sauter au visage. Il se souvint de ce jeu qu’il faisait, enfant, lorsqu’il se regardait dans la glace de la salle de bain jusqu’à ressentir la peur monter dans son ventre, le forçant à détourner le regard en riant.

Au bout de quelques instants, il sentit ses yeux piquer un peu, et il battit des paupières, sans résultat. Son visage imperturbable le fixait toujours. Il continuait à penser à Louisiane, mais sentait sa concentration s’effriter à mesure que le ridicule de la situation prenait le dessus.

Soudain, quelque chose changea.

Les traits de son visage semblaient se dissoudre dans l’encre du miroir, les orbites disparaissant. Il lui sembla voir le crâne se décharner avant de se retrouver plongé totalement au cœur de l’objet. Il sombra.

Quelques instants plus tard, qu’il n’aurait su quantifier, il émergea de son étrange inconscience. Il était toujours assis à sa table, face au miroir posé à côté du cierge dont la hauteur avait été sérieusement entamée. Il se passa une main tremblante sur le visage puis attrapa les billets d’avion. Il les déchira consciencieusement en une multitude de petits carrés approximatifs qu’il posa dans une coupelle avant d’y mettre le feu. Il se leva lentement, le visage livide et alla s’affaler dans le canapé. Presqu’immédiatement, il plongea dans un sommeil inconscient.

***

Le lendemain matin, en se levant, Enguerrand avait la tête lourde. Comme après une soirée trop arrosée dont on émerge avec des regrets et une pointe de honte. Il aurait été bien incapable de décrire l’expérience qu’il avait vécue. Du moins, pas avec des mots, pas sans provoquer les rires moqueurs ou la consternation de qui l’aurait entendu.

Après l’inexplicable dissolution de son visage dans le miroir, il s’était senti happé et comme enfermé en lui-même. Louisiane était au centre de ses pensées, mais elle-même disparut pour ne laisser place qu’à des sensations. Et celle qui avait rapidement dominé était celle d’une grande panique, d’une terreur inhumaine ne pouvant déboucher que sur la mort. Il avait ressenti une impression forte, comme lorsque nous nous apprêtons à faire quelque chose avant qu’une sorte de sixième sens ne nous en dissuade. « Au moins, ma décision est prise. Je devrais être dans l’avion et ce n’est pas le cas », se dit-il, estimant qu’avoir été capable de faire un choix en valait la peine.

Pour tenter de se défaire de l’immense lassitude qui lui pesait sur les épaules, il se fit couler une douche chaude, restant immobile sous l’ondée tropicale, les yeux fermés. Mais contrairement à l’habitude, il ne se perdit pas dans un voluptueux abandon. L’angoisse sourde fut réveillée et s’agita dans son estomac, le poussant à sortir pour la faire taire. Il alluma en même temps la cafetière expresso et la radio puis s’assit avec sa tasse pour écouter le bulletin d’informations.

« Bonjour chers auditeurs et bienvenue dans notre édition spéciale consacrée au dramatique crash du vol Paris-Boghota. Rappelons à ceux qui nous rejoignent que l’avion qui a décollé de l’aéroport Roissy-Charles de Gaule à vingt-trois heures trente sept hier soir a disparu des radars au-dessus de l’océan Atlantique dans la nuit vers trois heures vingt-cinq. L’avion transportait 225 personnes et… » Anguerrand coupa la radio d’une main tremblante, envahi par la nausée.

Il aurait dû se trouver à bord de ce vol, mais ce qu’il avait ressenti lors de la « séance » de la veille l’avait poussé à abandonner ce projet. Et ce matin, il était bel et bien vivant.

Était-il possible qu’il ait bénéficié d’une sorte de… prémonition ? Ce pouvait-il que ce miroir noir fût doté de la capacité de communiquer avec ce que l’on ne pouvait appeler que l’au-delà ou, au moins, un autre plan de conscience ?

Encore étourdi par l’idée d’avoir échappé à la mort, et soulagé d’avoir pris la bonne décision concernant Louisiane, Enguerrand décida de mettre tout cela ce côté et de profiter d’une journée « off ». Il ne retournerait travailler que le lendemain. Revenir d’entre les morts était certainement une chose qu’il se fallait de célébrer.

Il prit son téléphone et appela Antoine pour le apprendre les deux bonnes nouvelles de la journée et pour lui proposer de le retrouver à l’heure du déjeuner. Cela fait, il lui restait quelques heures à tuer qu’il mit à profit pour se détendre. Il envoya un message à Louisiane pour l’avertir qu’il ne se rendrait pas auprès d’elle, ne manquant pas de relater la sinistre anecdote du jour. Ensuite, il lança une playlist faite de jazz vocal et se laissa aller dans son canapé. « La belle vie ! », de dit-il après avoir éteint son téléphone. 

L’heure du déjeuner arriva plus vite qu’il ne l’aurait cru et il dut presque se dépécher pour ne pas faire attendre Antoine.

Arrivé au restaurant où ils avaient tous deux leurs habitudes pour la pause déjeuner, il vit tout de suite Antoine assis au fond de la salle. Il s’apprêtait à le saluer joyeusement quand il vit dans le regard de son ami que quelque chose n’allait pas.

« Salut Antoine. Tu en fais une drôle de tête…
— Salut Enguerrand. Assieds-toi, il faut que je te parle. »

Enguerrand s’assit, un peu inquiet.

« Bon, je ne vais tourner autour du pot, poursuivit son ami. C’est encore un coup de Laurent.
— Je connais bien cet enfoiré…
— Oui, mais là, il a fait fort, autant te prévenir. Figure-toi qu’il a profité du fait que tu poses une semaine de congé pour réorganiser le service et te coller sur le projet EcoGest.
— Quoi ? Mais c’est l’enfer ce truc ! J’ai réussi à me tenir éloigné de ce truc et surtout de ce salaud d’Arnold que je ne peux pas supporter ! Tout ce que je sais d’EcoGest, c’est qu’on le surnomme IndiGest en interne et que les programmeurs envoyés la-dessus finissent les pieds devant à cause de lui…
— Il le sait très bien. Et tu sais qu’il le sait, et qu’il fait ça pour te nuire. Il n’a jamais digéré ton coup de maître sur l’algorithme de la mort que tu as pondu pour DocFinder 4, et il te voit comme une menace directe. Résultat, te voilà envoyé en Enfer sous la responsabilité d’Arnold qui te déteste au moins autant que lui. Ta seule perspective est de perdre tout le crédit que la direction peut avoir en toi. Ça fait mal de le dire, mais il a réussi un coup de maître : en ce moment, Arnold est en train de réviser le code du logiciel, sans doute pour trouver la mission la plus pourrie à te confier… »

Il n’en croyait pas ses oreilles. Il était coincé. Tout ce qu’il avait entrepris pour cette boîte depuis des années risquait d’être anéanti.

***

Enguerrand avait passé l’après-midi à errer dans la ville avec l’espoir qu’une inspiration subite le frapperait, comme cela avait été le cas pour l’algorithme qui lui était venu sans prévenir. Il passa de bistrot en troquet, et du café à l’alcool. En rentrant chez lui, l’heure était déjà bien avancée et son appartement lui sembla des plus lugubre dans la pénombre.

Sur la table, le miroir trônait toujours.

Et s’il parvenait à avoir une autre intuition grâce à lui ? Il se dit qu’il n’avait de toute façon rien à perdre et s’installa, alluma le cierge, et visualisa la face de fouine de Laurent, cet arriviste parano qui voyait des ennemis partout. Il faut dire qu’à force d’agir en traitre depuis toujours, on finit par ne plus pouvoir faire confiance à personne.

Tout se déroula comme la veille au soir. D’abord son visage qui apparut, fantomatique, puis qui se dissolut en commençant par les yeux jusqu’à n’être plus qu’un crâne diaphane avant de disparaître tout à fait. L’entrainant ailleurs.

De nouveau, Enguerrand aurait eu le plus grand mal à décrire ce qu’il vivait. Il avait l’impression de marcher dans un large couloir sans fenêtres, incapable d’en toucher les murs en tendant les bras, d’en voir l’origine ou la fin. Mais cet enfermement ne provoquait pas de sensation de claustrophobie, bien au contraire, il se sentait parfaitement détendu, en confiance. L’image de son infâme collègue elle-même finit par disparaître, comme une information intégrée dans cet univers aussi serein que le fond d’un lac. Enfin, il disparut à lui-même.

En revenant à lui, Enguerrand savait. Dans un état fébrile, il ouvrit son ordinateur portable, lança son navigateur, brouillant aisément ses traces sur la toile, et parvint, à force de clics et de lignes de codes, à se connecter sur une machine distante. Là, il travailla une bonne partie de la nuit, comme possédé, et finit par tomber de sommeil une fois le travail accompli.

***

Son réveil fut plus facile que celui de la veille. Il ressentait encore une certaine gêne dans les tempes, mais cela ne le préoccupa guère. Il prit un solide petit-déjeuner sur fond de musique jazz, attendant un appel du bureau. Il n’eut pas à patienter bien longtemps.

« Enguerrand ? C’est Antoine ! Tu ne vas jamais le croire, mon pote !
— Dis toujours…
— Figure-toi qu’Arnold a fait une connerie monumentale cette nuit ! Personne ne comprend ce qu’il a fichu, mais il a fait disparaître une bonne partie du code d’EcoGest. Six mois de boulot perdu, au bas mot ! Le patron est dans tous ses états ! Je n’arrive pas à croire à quel point le destin est avec toi en ce moment ! Tu sais quoi ? Tu devrais jouer à la loterie ! »

Et il partit d’un grand rire de gosse, trop heureux du coup du sort qui venait de frapper l’un des pires cadres de sa boîte. « Laurent n’a qu’à bien se tenir », se dit Enguerrand en raccrochant.

Le miroir noir fonctionnait, c’était certain. Comment, il n’en avait aucune idée, mais jusqu’à présent, il s’était avéré extraordinaire pour décrypter la réalité, voir derrière « le code » de la vie. Était-ce le mariage parfait entre un don médiumnique et sa capacité à analyser les choses froidement ? Enguerrand n’en avait aucune idée, et cette question pouvait rester sans réponse sans que cela le dérangeât le moins du monde.

***

La semaine s’écoula sans heurts, puis il fallut retrouver le chemin du bureau. Arnold avait dû quitter les locaux et le souvenir du coup de génie de DocFinder 4 revint à la mémoire du patron qui confia à Enguerrand l’intérim de son poste. Le retard pris dans le projet avait nécessité de faire venir du renfort, et il découvrit de nouvelles têtes, toutes sous sa responsabilité. L’une d’entre elles le frappa plus que les autres.

Sonia était une très jolie rousse, avec l’air espiègle et franc que seule ces femmes peuvent avoir. Il présenta le plus précisément possible EcoGest aux nouveaux-venus et demanda aux anciens de lui faire un état des lieux le plus rapidement possible. Il se rendit compte qu’il aimait être en charge des opérations, et qu’il savait s’y prendre bien mieux que Laurent ou Arnold, car il ne cherchait pas à écraser les autres, mais à faire avancer le projet. Il décida d’organiser une réunion dès le lendemain pour que chacun puisse apporter ses idées.

À la fin de ce briefing, il se rendit avec délectation dans le large bureau déserté d’Arnold et se laissa tomber en souriant sur le trône du roi déchu. Il devait s’avouer qu’il était heureux et fier de s’être montré plus tordu, plus fourbe et diablement plus efficace, parvenant à éliminer son ennemi avant même que ce dernier eût esquissé le moindre mouvement…

« Pardon, monsieur ? » Enguerrand sursauta, surpris dans sa rêverie et découvrit Sonia sur le seuil. « Que puis-je pour vous ? Mais entrez, je vous en prie.
— Merci. Voilà, je me demandais si vous pourriez répondre à quelques questions concernant EcoGest, car il me semble que vous le maîtrisez déjà bien. Et on dit qu’il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints… »

Enguerrand s’esclaffa avant de se rendre compte que la plaisanterie de sa collègue ne méritait pas un tel succès. Il rougit légèrement puis se reprit et l’invita à s’asseoir et à le tutoyer. « Après tout, nous sommes un peu en guerre, alors agissons comme des frères d’arme ! », expliqua-t-il.

Leur discussion dura une bonne partie de l’après-midi, et il se rendit compte que Sonia n’était pas seulement très séduisante, mais aussi intelligente et talentueuse. Il ne vit pas le temps s’écouler, et lorsqu’elle lui fit comprendre qu’il se faisait très tard, il s’excusa maladroitement avant de l’inviter à rentrer chez elle. Il ne savait plus où il en était, ni où il allait.

Mais le miroir saurait lui donner une réponse.

***

Les mois passèrent. EcoGest fut un succès qui lui permit de passer d’intérim à remplaçant d’Arnold. Sa passion avec Sonia fut oubliée entre les bras d’autres jeunes femmes toutes plus enivrantes les unes que les autres. Sa vengeance contre Laurent se mit en place petit à petit. Il semblait en effet capable de prévoir le moindre coup tordu et de le retourner contre celui qui l’avait préparé. Enguerrand passait de plus pour un vrai gentil, car il ne s’en prenait pas directement à Laurent, se contentant de faire élégamment la preuve de son talent jusqu’à devenir le bras droit du patron.

Mais quel intérêt pouvait-il éprouver à contrecarrer les petits plans mesquins d’un raté ? À sauver une boîte envers laquelle il ne se sentait aucun devoir de fidélité ? À écouter les louanges d’Antoine qui en devenait fatigant. Trop limité. Comme tous les autres.

Enguerrand eut une « intuition » géniale en développant une application pour téléphone portable qui attira l’attention des grands acteurs du marché qui lui signèrent un deal qu’il ne pouvait pas refuser. Il revendit donc sa start-up et le personnel en empochant un pactole à faire passer la cagnotte de la loterie pour de l’argent de poche.

Il se fit petit à petit une place dans les médias, on le présentait comme le Bill Gates ou le Steve Jobs français – les journalistes n’avaient aucune imagination et le public aucune culture. Il obtint les faveurs des politiciens qui cherchaient à récupérer quelques grains de poudre d’étoile pour essayer de voler un peu plus haut, eux aussi.

Enguerrand laissa faire, fit preuve de largesses, monta toujours plus haut dans la hiérarchie sociale. Il devint un danger pour beaucoup de gens, mais il semblait totalement invincible, et pour ainsi dire, hors d’atteinte du commun des mortels. Il avait réponse à tout, prévoyait toute chose bien avant les autres, et semblait lire l’avenir comme une pythie antique.

***

Un matin, la France se réveilla en deuil. Enguerrand était mort. Mais ce n’était pas le plus grave : il avait mis fin à ses jours. Et malgré l’enchainement d’émissions spéciales, de biographies et de témoignages internationaux, personne ne put expliquer les raisons de son geste.

Qui aurait pu comprendre que le miroir lui avait donné la vision de l’avenir le plus lointain, l’issue de toute chose sur Terre et dans l’univers ? Et Enguerrand n’était qu’un homme que le savoir et l’avoir n’avaient paré d’aucune sagesse.

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