DRESSÉ FACE À LA NUIT

Cela faisait bien vingt minutes que Fred et Anna se disputaient à l’avant, et Antoine avait cessé d’écouter ses amis, se faisant discret sur la banquette en regardant défiler le paysage de champs où paissaient quelques chevaux tranquilles. La raison de leur dispute était oubliée depuis longtemps, et il avait hâte que le gîte qu’ils avaient loué pour le week-end se montrât enfin. Il avait été invité par pure compassion, et il se savait parfaitement. Sabine l’avait quitté deux semaines plus tôt, et Anna ne l’aurait jamais convié à les rejoindre si Fred n’avait pas insisté. Sans doute était-ce là, d’ailleurs, le véritable déclencheur de leur querelle. C’est Fred qui avait déniché ce gîte sur un site de location, et décidé de se lancer dans l’inconnu, tout au nord de la France, là où les frontières semblaient avoir été construites sous un épais dôme de nuages gris. Pour l’heure, la météo maussade convenait parfaitement à l’ambiance dans l’habitacle de la petite voiture. La voix d’Anna se faisant plus sifflante, Antoine se tassa encore un peu sur son siège, les genoux touchant presque sa poitrine. Il se dit qu’il aurait mieux fait de rester chez lui à boire pour oublier le départ de Sabine dans les bras d’un inconnu, qui n’avait sans doute pas eu besoin d’un atout plus fort que d’être simplement un autre que lui. Il se maudit intérieurement, regrettant son comportement de ces derniers mois, trouvant une piètre consolation dans les déchirements de ses amis.

« On s’arrête là », lança Fred, sans que l’on sût tout de suite s’il parlait de sa relation avec Anna ou du voyage. Il descendit de voiture pour soulager sa vessie dans le bas-côté, laissant amplement le temps à sa compagne de se souvenir de la présence d’Antoine à l’arrière. Leurs regards se croisèrent dans le rétroviseur, et le jeune homme se sentit mis en joue. « Tu sais si on arrive bientôt ? », lança-t-il comme on jette un leurre pour tromper l’ennemi. « Encore quelques kilomètres, j’imagine. » Fred remonta, le sourire aux lèvres, et confirma le pronostic d’Anna : « Oui, dix minutes et on y est. Désolé, ma vessie n’avait pas cette autonomie. » Il partit d’un rire un peu idiot, claqua une bise sur la joue d’Anna et remit le contact. La fin du voyage fut étonnamment plus légère.

Enfin, au détour d’un chemin de terre, une maison se découpa au loin dans la toile grise du ciel. C’était une bâtisse trapue, ancrée dans le sol et ramassée sur elle-même comme si elle s’apprêtait à bondir sur les visiteurs indésirables. Fred ralentit inconsciemment, la voiture avançant avec un ronronnement de chat apeuré qu’on mène chez le vétérinaire. Ils passèrent devant une cabane misérable, et Antoine jeta un œil distrait sur cette masure dont seule la colonne fuligineuse s’élevant de la cheminée de pierres trahissait la présence d’un occupant. Fred arrêta le véhicule dans l’allée principale et descendit, suivi d’Anna qui se dirigea d’un pas décidé vers la porte. « Y a personne ! Tu as les clefs ? », demanda-t-elle avec un agacement visible qui permettait de connaître la réponse à laquelle elle s’attendait. « Bah non », confirma simplement Fred, les mains dans les poches de son jean. Il la rejoignit sur le seuil et ils eurent une nouvelle conversation tendue. Antoine se résigna à s’approcher à son tour, prenant garde toutefois à ne pas entrer dans le cercle invisible de leur attention. Il avisa tout de suite, sur une chaise à bascule à la peinture blanche écaillée par des années d’existence au grand air, un petit carton. « Adressez-vous à Sven en bas de la route ». « Les gars, je crois qu’il faut qu’on aille frapper à la porte du sorcier là-bas », lança Antoine en regardant la cabane sinistre et en tendant la note manuscrite. « Et voilà, ma puce ! Tout s’arrange », conclut joyeusement Fred en repartant au petit trot vers la voiture.

De près, la cabane était encore plus misérable. Elle se résumait à une boîte de taille vaguement humaine composée de planches noircies et recouverte d’un toit aux lattes vermoulues. Avant qu’Antoine ou Anna ait pu dire un mot, Fred cogna à la porte qui trembla sur ses gonds. Antoine recula instinctivement à l’apparition d’un colosse blond à la peau parcheminée. Il était vêtu d’un pull irlandais grisâtre et détendu, d’un pantalon de velours brun et de chaussures crottées. Il émit une sorte de grognement et toisa les trois jeunes personnes qui se tenaient devant lui à travers ses yeux rétrécis par la méfiance instinctive de ceux qui vivent loin du monde. « Bonjour, désolé de vous déranger, mais nous avons loué la maison, là-haut, pour le week-end, et apparemment, c’est vous qui avez la clef », expliqua Fred en souriant, toujours confiant dans son charme. Ça le perdra un jour, ne put s’empêcher de penser Antoine. Le vieil ermite rentra dans sa cabane puis réapparut avec un lourd trousseau de clefs qui semblaient devoir ouvrir les oubliettes d’un château hanté. « Faites pas de conneries », se contenta-t-il de leur conseiller avant de claquer la porte. « Et voilà le travail ! », se félicita Fred en montrant son trophée rouillé à la petite assistance. « J’espère vraiment que ce n’est pas un plan nul dont tu as le secret », le prévint Anna avec suffisamment de menaces pour effacer la bonhommie de son visage. 

La visite du gîte fut brève, le nombre réduit de pièces – un salon, une cuisine, deux chambres, une salle d’eau – ne permettant pas de se perdre. Fred fit quelques plaisanteries grivoises sur la vétusté du lit qu’il serait amené à partager avec Anna, et sur la proximité d’Antoine, sans choquer ni amuser outre mesure son auditoire blasé. On se rendit rapidement dans le salon où les bières furent décapsulées sans un mot, et un joint roulé avec dextérité par le jeune homme qui n’avait pas son pareil pour créer une ambiance désinvolte. La conversation se fit vite plus détendue et anodine, et les rires se firent entendre jusqu’au début de la soirée. 

Pour s’aérer et tenter de raviver quelque peu leur esprit, les amis sortirent dans le jardin situé derrière la maison sur lequel ouvrait la porte-fenêtre du salon. Le déclin du soleil se devinait à la coloration orangée du voile nuageux à l’horizon. Ils découvrirent que le jardin donnait sur une vaste plaine parsemée de bosquets d’arbres épars et, de loin en loin, d’enclos où paissaient quelques chevaux. L’étendue paraissait aussi infinie que plongée dans un sommeil de mort. « Tu parles d’une région… », commenta Antoine, une canette à demi vide à la main. Ils poursuivirent leur marche sur quelques mètres , quand son regard accrocha une chose qu’il n’avait pas encore vue jusqu’alors, en partie cachée par un arbre centenaire montant la garde sur un champ de bataille fantomatique. Il fronça les sourcils et s’approcha de ce qui ressemblait à un poteau planté dans la terre, et surmonté de quelque objet pointu. « Qu’est-ce que… », commença-t-il, avant de pousser un cri étranglé qui fit s’esclaffer Jeff derrière lui. « Alors, on se fait peur ? » Il riait, mais se tut face au silence pétrifié de son ami.

Antoine se tenait devant une perche d’un mètre cinquante environ sur laquelle avait été plantée la tête d’un cheval. Du sang en avait dégoutté le long du large bâton, soulignant une enfilade de symboles gravés dans le bois tendre. « Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? », souffla Fred en le rejoignant. « Je ne sais pas… Tu as vu ces symboles ? C’est quoi, d’après toi ? » On pouvait en effet discerner des caractères étranges, en forme de trident, de p et de s anguleux, de i majuscule ou encore de flèche… Impossible de former un mot ou une phrase, comme si un peuple séculaire était venu écrire un message sur cette terre isolée. « Ça fout les jetons, en tout cas », conclut Fred. Le cri d’Anna dans leur dos les fit sursauter comme des enfants devant un pantin à ressort surgissant d’une boîte à musique. Tous trois restèrent interdits face à cet objet qui dégageait une force noire et hypnotique. « Il faut détruite ce… truc », chuchota la jeune femme, « s’en débarrasser au plus vite. Foutez-moi ça au feu, les garçons, je vous en prie. » 

Il fallut du temps à Fred et Antoine pour trouver le courage de décrocher la tête aux yeux morts de son sinistre piédestal, la fourrer dans un grand sac en plastique et la jeter dans la poubelle devant la maison. Ensuite, ils durent déraciner le piquet profondément enfoncé dans la terre, les mains glissant sur sa surface gluante de sang. Ils le brisèrent avec difficulté en le pliant le long du tronc d’arbre, et enfin, le firent brûler dans la grande cheminée du salon. « Quel cauchemar… Il faut partir, les garçons, vite. » Fred fit remarquer que la nuit était très avancée, qu’il était épuisé par le voyage et le travail morbide dans le jardin. Il avait un besoin de dormir absolu, et ne repartirait que le lendemain. La fatigue générale l’emporta, et tous trois allèrent s’endormir d’un sommeil nerveux et sans repos.

Ce sont les cris et le tapage dans la chambre d’à côté qui tirèrent Antoine de son état comateux. Il se redressa péniblement dans son lit, puis sortit dans le couloir. Il frappa à la porte, inquiété par les bruits qu’il entendait et, faute de réponse, entra. Anna était agenouillée près du lit où Fred reposait sur le dos, les yeux grands ouverts, tous les muscles de son corps tendus à rompre, la salive lui coulant aux commissures des lèvres. La jeune femme se retourna vers Antoine, affolée : « Je ne sais pas ce qu’il a. Une sorte de crise d’épilepsie. Ça ne lui est jamais arrivé. Je ne sais pas quoi faire, Antoine ! » Ce dernier restait interdit, cloué au sol comme s’il se trouvait dans un cauchemar. Les appels d’Anna le firent enfin réagir et il alla chercher son téléphone. 

Il appela le SAMU, qui lui annonça qu’il devait se rendre à l’hôpital situé à plusieurs kilomètres de là, aucun service ambulatoire ne couvrant ce secteur. Il s’apprêtait à retourner près d’Anna quand il entendit une sorte d’altercation dans la chambre. Il se précipita et découvrit un tableau incongru : Fred était penché sur Anna et lui serrait le cou de toutes ses forces. Elle suffoquait, gesticulant, lançant bras et jambes en tous sens, prise de panique et incapable de se libérer de l’étreinte de Fred. Antoine se jeta sur son ami, mais buta contre une statue imperturbable et se retrouva au sol, à moitié étourdi. Anna émettait des gargouillements étouffés, ses globes oculaires virant au rouge, et de grosses veines bleutées et palpitantes se dessinant sur son visage ravagé par la douleur et la panique. Sans réfléchir, Antoine prit l’une des lampes de chevet et en abattit violemment le pied de bronze sur le crâne de Fred qui s’effondra lourdement. Une partie de son scalp pendait sur le côté de sa tête, et son corps fut agité de soubresauts désarticulés avant de s’immobiliser, sans vie. Anna avalait des goulées d’air en suffoquant dans ses sanglots, et quand elle vit Fred ainsi mutilé, elle hurla en se repoussant des talons le plus loin possible de lui. Elle pleurait avec des cris affreux, secouée par une plainte animale. Antoine la prit dans ses bras, incapable de trouver la moindre parole sensée. Il aida son amie à se relever, la conduisit dans le salon où il la fit asseoir sur le canapé, près de la cheminée où les dernières bûches finissaient de rougeoyer dans le noir. « Je vais chercher de l’aide », dit-il, sans savoir ce qu’il entendait par là. « Ne pars pas, ne me laisse pas, je t’en prie, pas seule avec lui. » 

Antoine se rendit dans la cuisine pour boire de grandes gorgées d’eau au robinet avant de remplir un verre pour Anna. Accroché au bord de l’évier tant le plancher paraissait se dérober sous ses pieds, il pleura en silence, incapable d’analyser la situation et les conséquences des minutes précédentes. Un son rauque venant du salon le tira de ses lamentations impuissantes.

Le verre qu’il tenait à la main se brisa au sol quand il découvrit Anna, victime à son tour d’une sorte de crise d’épilepsie. On aurait dit une malade de la rage, arquée sur le canapé et ne reposant que sur l’arrière de la tête et la pointe des talons. Elle proférait des paroles incompréhensibles, chuintant d’entre ses dents serrées à se briser. Antoine entendait l’émail craquer sous la pression, et sentit un frisson d’épouvante lui remonter le long de l’échine. « Anna ? », souffla-t-il. Son appel timide fit taire la jeune femme qui sembla s’apaiser. Alors qu’il faisait un pas vers elle, il la vit se redresser comme une athlète et bondir hors du canapé vers lui. Elle avait un regard terrifiant, ses pupilles dilatées lui creusant deux puits sans fond au milieu du visage. Ses traits habituellement d’une grande beauté avaient été remodelés de l’intérieur et elle ressemblait à présent à une harpie haineuse uniquement dédiée à la destruction de toute vie autour d’elle. Instinctivement, Antoine se réfugia dans la cuisine et chercha d’un œil paniqué de quoi se défendre contre la créature qui était à ses trousses. Il sentit les ongles d’Anna s’enfoncer dans son dos et y tracer quatre sillons profonds quand il referma le poing sur le manche d’un long couteau accroché au-dessus du plan de travail. Il se retourna en hurlant de douleur, faisant face à la créature délirante. Anna lui jeta ses mains au visage, essayant de lui crever les yeux à l’aide de ses pouces. Aveuglé, Antoine frappa au hasard, et sentit la longue lame s’enfoncer sifflant dans le cou de son amie. À travers les larmes, il la vit tituber en arrière, les poings serrés sur sa gorge d’où le sang jaillissait à gros bouillons noirâtres, avant de s’écrouler sur le carrelage, bientôt entourée d’un linceul cramoisi qui s’étendait mollement autour d’elle.

La porte branlante s’ouvrit presque en même temps qu’il y tambourinait. Sven apparut de nouveau sur le seuil de sa cabane, avec le même regard étranger au monde. Antoine lui expliqua d’une voix aigüe d’enfant perdu les événements qui s’étaient déroulés dans le gîte, incrédule à son propre discours. Mais Sven l’écoutait dans un silence sévère d’instituteur mécontent d’un élève inconséquent. Lorsqu’Antoine eut fini de parler, le vieil homme lui dit : « Vous avez brisé le nidstang, n’est-ce pas? » Devant le regard ahuri d’Antoine, il poursuivit : « Un grand mal règne près du gîte. Une chose maléfique qu’il faut tenir à l’écart. C’est pour cela que j’y ai dressé un nidstang. C’est une tête de cheval sacrifié planté sur un long bâton portant des runes de malédiction et de protection. Sans lui, la chose a pu entrer dans la maison. Et agir en toute liberté. Nous devons réparer cela, tout de suite. Venez, vous allez m’aider, nous n’avons pas un instant à perdre. »

Les rayons d’un pâle soleil parvenaient à peine à se faufiler dans l’entrelacs brumeux des nuages bas. Sven avait travaillé toute la nuit, incrustant le nidstang de runes dont peu connaissaient le nom à mesure qu’il psalmodiait la prière de protection. Son couteau avait dessiné une longue litanie muette dont le bois garderait la mémoire. 

Le regard d’Antoine fixait à présent l’horizon dilué dans la rosée du matin. Plus loin, bien au-delà de la haie marquant les limites du jardin, une pierre tombale anonyme retombait dans l’oubli, l’esprit de son maléfique occupant ayant été repoussé dans les limbes par la magie de Sven. Personne jamais ne passait par ces terres, et il contacterait les propriétaires du gîte pour leur faire effacer l’annonce. Il devait rester le seul gardien de ce lieu maudit. Il se redressa en grognant, fatigué par cette nuit sans fin. Il jeta un dernier regard à Antoine, dont le sacrifice n’aurait pas été vain. Sa tête, plantée sur le nidstang, exprimait une mélancolie de saint martyr.

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