ET DANS LEURS YEUX, LES TÉNÈBRES

Le ciel hors de lui crachait des lézardes argentées comme pour pallier le départ du soleil. L’ondée s’abattait en rangs serrés contre le pare-brise agacé de cette mitraille entêtée qu’il tentait d’écarter à grands coups d’essuie-glace paniqués. Dans la voiture, Gaïa, le regard perdu vers l’horizon maussade pointé par la route départementale déserte, serrait les mains sur le volant comme pour l’étrangler. Sur l’autoradio, « Blue Rondo à la Turk » du Dave Brubeck Quartet semblait vouloir accélérer le temps en gravissant les échelons du piano, encouragé par les poussées de trompette. Pour quelle raison le rendez-vous avec ce client s’était-il conclu de façon aussi abrupte et négative ? Le contrat était imperdable, et pourtant, Gaïa était parvenue à force d’aveuglement à un échec cuisant qu’elle se savait incapable d’expliquer à son N+1. Qu’elle serait bien en peine de s’expliquer à elle-même. De chaque côté de la chaussée, les platanes jetaient un œil désolé à la dérobade sur la triste conductrice et sa voiture trouant le déluge qui se refermait sur son passage comme le rideau sur des comédiens hués par le public. 

L’ombre surgit en un éclair, coupant la route de la berline avec un bruit sourd et il fallut quelques secondes à Gaïa pour réaliser qu’elle venait de percuter une sorte d’animal. Elle pila, le véhicule partant en tête à queue sur le sol détrempé, et resta quelques instants interdite, le souffle court. Elle ouvrit la portière, en fit le tour et regarda hébétée la voiture éborgnée dont l’unique phare en marche éclairait la moitié centrale de la route. Une forme ramassée sur elle-même gisait entre deux lignes du pointillé qui désignait l’objet de son malheur. Elle avait donc manqué un contrat, accidenté son véhicule de fonction et sans doute tué un inconnu dans un coin perdu de France dont elle ne connaissait même pas le nom. L’envie de se jeter sur son siège et de fuir loin de ce cauchemar lui envoya une décharge électrique dans l’arrière du cou, mais la culpabilité et la terreur de ce qui suivrait l’entravaient comme une lourde chaîne. Elle s’approcha finalement du corps et découvrit qu’il s’agissait d’une enfant, allongée dans l’eau boueuse piquetée par la pluie devenue légère, semblant vouloir se faire oublier en quittant timidement le lieu du drame. Elle s’agenouilla auprès d’elle et, après une hésitation, posa la main sur sa tête pour dégager le visage du voile de cheveux blonds. C’était une fillette d’une dizaine d’années aux traits fins, les yeux clos derrière de longs cils. Sa bouche entrouverte laissait entendre le léger sifflement d’une respiration en détresse. Sans réfléchir, Gaïa la souleva pour la déposer sur la banquette arrière et reprit la route à la recherche de secours dont elle ignorait encore la nature, uniquement guidée par un instinct gravé en elle. Comment cette enfant s’était-elle retrouvée ainsi au milieu de nulle part ? L’effet de l’adrénaline se dissipant, elle recouvrait une part de sa raison et commençait à se poser des questions, en quête de réponses qui pourraient peut-être l’aider à se sortir de cette situation épouvantable. Aucun panneau n’indiquait le moindre hôpital, poste de pompier ou gendarmerie, et Gaïa continuait de s’enfoncer dans l’inconnu. C’est alors qu’au loin, à une dizaine de kilomètres du lieu de l’accident, elle aperçut les lueurs d’une ferme déposée au centre d’un vaste champ.

Gaïa prit le petit chemin indiqué par deux plots blancs sur le bord de la départementale pour se diriger vers l’habitation. Les cahots de la route tiraient parfois un faible râle de l’enfant qui brinquebalait à l’arrière. La voie de terre battue s’ouvrit sur une vaste cour que dominait le corps de ferme. C’était une construction qui devait remonter au XIXe siècle, monté à la sueur du front une pierre après l’autre, et qui n’avait guère connu de réhabilitation depuis. Gaïa descendit de voiture et ouvrit l’une des portières arrière. Lorsqu’elle se saisit de l’enfant, celle-ci entrouvrit les yeux puis, une fois dehors, jeta un regard halluciné. « Non… non… J’veux pas… », dit-elle faiblement. La jeune femme pressa le pas, inquiète de voir l’enfant divaguer de la sorte, craignant d’apprendre qu’elle souffrait d’une commotion cérébrale due à l’accident. À quelques pas de la porte, elle appela d’une voix étranglée, ne sachant de quelle façon signifier sa présence ainsi chargée. Elle n’eut cependant pas à attendre plus de quelques secondes avant de voir apparaître une femme sur le seuil, le regard affolé : « Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! », s’écria-t-elle en découvrant la petite à demi inconsciente. « Marie, où étais-tu passée ? » Voyant que sa fille ne répondait pas, elle jeta un regard perdu à Gaïa qui lui relata rapidement les dramatiques événements qui l’avaient conduite ici. La femme la fit entrer dans la ferme et déposer l’enfant sur un canapé au velours usé et à la couleur devenue illisible avec le temps.

L’intérieur de la maison était chichement éclairé par un plafonnier aux faibles ampoules et un feu finissant de mourir dans la cheminée. Gaïa s’apprêtait à dire quelque chose quand un homme apparut à la porte du salon. 

— Qui c’est ?
— C’est une dame qui a… trouvé Marie sur la route à quelques kilomètres. Elle a eu un… un accident. Mais cette dame l’a prise avec celle et, par chance, elle a été amenée chez nous. Tout va bien.

La femme semblait mal à l’aise, sans que Gaïa ne parvienne à en déterminer la cause. Était-ce le fait de voir sa fille blessée, une inconnue chez elle, ou son mari dans le salon ? Il régnait une atmosphère étouffante dans ces lieux. Le plafond paraissait se trouver un mètre plus bas qu’il ne l’était réellement et l’absence de son au-dehors muselait toutes les créatures vivantes aux alentours. Même le crépitement de la pluie s’était tu. Un silence de mort renforcé par la présence de nombreux crucifix plantés à différents endroits de la pièce. L’homme, la cinquantaine, large d’épaules, les cheveux implantés bas sur le front, à toucher ses sourcils broussailleux qui noircissaient son regard, se tourna vers Marie, toujours allongée sur la banquette.

— Faut pas la laisser là.
— Oui, tu as raison, dit la femme, s’animant tout à coup. Tu devrais la ramener dans la… dans sa chambre.

Elle avait hésité un instant, et Gaïa se sentit à son tour embarrassée, sans savoir pourquoi. L’homme se pencha vers sa fille et la souleva comme s’il se fut agi d’une poupée de chiffon. La tête de l’enfant pendait un peu, mais lorsque son regard croisa celui de Gaïa, la jeune femme crut y lire un appel de détresse. Ce fut extrêmement bref, au point qu’elle ne fut plus sure de ce qu’elle avait vu, mais cela la marqua profondément. 

— Vous n’appelez pas les urgences ?
— Pardon, mademoiselle ?
— Pour votre fille… Elle semble sérieusement secouée. Et cela peut se comprendre, bien évidemment. Il faudrait lui faire passer une radio, des examens… Enfin, je pense, non ?
— Ne vous inquiétez pas. Mon mari se charge de tout. On a l’habitude. Vous avez des enfants ?
— Non. Non, je vis seule. Et vous, vous avez d’autres enfants ?
— Pardon ? Ah… c’est-à-dire, non. Juste celle-là. La petite Marie. Bien sûr. Marie… Allez, rentrez chez vous et ne vous inquiétez de rien. Tout va bien se passer, ce n’était pas votre faute, elle n’avait rien à faire sur la route à cette heure-là. Les enfants, vous savez… 

Soudain, un bruit monta du sous-sol, un choc sourd, comme lorsqu’un objet lourd et encombrant tombe au sol. La femme sursauta et jeta un œil inquiet vers la porte d’où était apparu son mari. Elle enjoignit de nouveau Gaïa à remonter dans sa voiture avant de disparaître à petits pas rapides. La jeune femme ne savait quelle décision prendre, et après quelques instants d’hésitations, elle se dit qu’elle ferait sans doute mieux de partir. C’est alors qu’elle aperçut du coin de l’œil les photos sur le large buffet installé à droite de la cheminée. C’étaient des cadres en bois comme on en trouve dans beaucoup de vieilles maisons, présentant un éventail des membres de la famille. Gaïa s’en approcha et vit la classique photo de mariage où l’on reconnaissait difficilement le couple, lui jeune homme étroit tout en jambes et elle, mariée radieuse et certaine du bonheur conjugal promis quelques instants plus tôt devant l’autel. Il y avait également des clichés représentant un poupon aux grands cils, Marie sans doute, que l’on voyait peu à peu grandir, photo après photo. Mais surtout d’autres enfants, a priori deux filles, à n’en pas douter les sœurs de Marie. Et toujours des crucifix, posés sur le buffet ou plantés sur le papier peint aux fleurs fanées. Un nouveau cri monta du sous-sol, une plainte aigüe, celle d’un petit animal, d’un chiot qui jappe de douleur ou de surprise. Puis un claquement sec, métallique, dur, comme une porte qu’on referme à la volée au risque de couper les doigts d’un imprudent. Gaïa était de nouveau tétanisée, comme quelques minutes plus tôt, lorsqu’elle était prise dans la lumière du phare, face à l’horreur dont elle était la cause. Pouvait-elle partir ainsi, sans au moins s’assurer que l’enfant allait bien ? Qu’on la traitait avec les soins nécessaires ? De nouveau, l’adrénaline lui jeta le cœur au bord des lèvres, battant sur ses tempes et durcissant ses jambes pour la contraindre à fuir au plus vite un danger invisible. 

Gaïa se dirigea vers le passage qu’avait emprunté le couple et découvrit un couloir étroit où se trouvait un escalier menant à l’étage, une porte ouvrant sur une cuisine et une autre, entrouverte. Elle s’en approcha et tendit l’oreille. Elle saisissait des bribes d’une conversation chuchotée qui laissait transparaître une nervosité certaine. Le couple discutait visiblement d’une affaire préoccupante qu’ils ne souhaitaient pas ébruiter. Lorsqu’elle entendit leurs pas dans l’escalier, sans réfléchir, Gaïa se précipita dans la cuisine et s’enferma dans la buanderie. Il y eut encore quelques bruits dans le couloir, le couple vérifiant qu’elle était bien partie avant de monter dans leur chambre. Lorsque le silence fut de nouveau maître des lieux, Gaïa sortit de sa cachette de fortune et ouvrit la porte donnant accès à la cave. Elle descendit avec précaution dans les ténèbres, tâtonnant pour ne pas manquer une marche. En bas, la lumière de la Lune filtrait par une petite bouche d’aération, permettant de distinguer les contours d’un capharnaüm hétéroclite de boites, étagères, coffres, bocaux et outils en tous genres. Gaïa se saisit instinctivement d’un objet qui brillait légèrement dans le noir, une faucille piquetée de rouille dont le tranchant paraissait cependant intact. Elle s’enfonça encore un peu dans la pièce au plafond voûté et vit enfin la lourde porte en fer qui trouait un mur couvert de salpêtre. Elle jeta un regard à travers la petite trappe mais ne put traverser le bloc de noirceur. « Il y a quelqu’un ? », chuchota-t-elle nerveusement, « Marie ? » Soudain, le visage de l’enfant apparut, affolé.

— Madame, pitié, faites-nous sortir de là ! Nos parents nous enferment ici. Ils vont finir par nous tuer !
— Quoi ? Mais… Comment est-ce possible ? Que se passe-t-il ? demanda la femme d’une voix plus forte.
— Ne criez pas ! Ils vont nous entendre ! Ils vont vous tuer ! Ils sont fous !
Deux autres petits visages encadraient à présent celui de Marie, deux fillettes au regard triste et aux cheveux sales habillées de robes de chambre grises de poussière et de taches sombres.
— Pitié, madame ! implorèrent-elles, les yeux remplis de larmes de peur et de soulagement mêlés. Faites-nous sortir de là ! Allez chercher la clef dans la chambre ! On veut pas mourir !
— Qu’est-ce que vous foutez là, vous ?

La voix pleine d’une menace animale de l’homme fit sursauter Gaïa qui se retourna d’un bond pour lui faire face, protégeant les fillettes du misérable barrage de son corps tremblant. Elle était paralysée par le regard noir de l’homme qui pourtant semblait brûler d’un brasier destructeur. Les poings serrés, il avança vers Gaïa sans un mot. Il saisit la jeune femme à la gorge pour lui faire rendre vie. Elle se débattit, affolée, incapable d’analyser la situation qui dépassait l’entendement, et sa vision s’étiola à mesure que le sang et l’air venaient à lui manquer. Les cris des fillettes dans son dos et le clapotement impuissant de leurs petites mains frappant le lourd battant de fer l’aguillonnèrent soudain. Gaïa crispa le poing et lança un grand coup de faucille vers le haut. L’arme se planta dans l’entrejambe de son assaillant avec un bruit mou et elle aurait juré entendre tomber au sol, dans un clapotement répugnant, ce qui s’y trouvait quelques instants plus tôt. L’homme hurla de douleur et bascula en arrière, libérant Gaïa, suffocante. Après quelques secondes, elle reprit ses esprits et découvrit, épouvantée, le corps de l’homme mutilé baignant dans son sang. Elle n’eut cependant pas le temps de s’appesantir sur l’horreur dont elle était actrice et témoin.

— Madame, vite, allez chercher la clef à l’étage ! Faites-nous sortir de cette prison, s’il vous plaît !

Gaïa s’élança vers l’escalier, et gagna en quelques folles enjambées le pallier où se trouvait la chambre. Tenant toujours sa faucille gluante de sang à la main, elle poussa la porte et découvrit la femme debout dans la chambre, armée d’un long couteau, les lèvres tremblantes et le regard d’une démente.

— Vous ne savez pas ce que vous faites, jeune fille ! Faites demi-tour et ne revenez jamais ici. Vous entendez : jamais !
— Calmez-vous, madame, vous ne savez plus ce que vous dites. Donnez-moi la clef de la prison de vos filles ; laissez-les partir, je vous en conjure, ce ne sont que des enfants innocents…

Gaïa terminait sa phrase lorsque la femme se précipita sur elle, poignard en l’air. Elle eut à peine le temps de s’esquiver instinctivement, poussant son assaillante qui s’effondra dans le couloir avec un cri rauque. Elle ne se releva pas. Dans sa chute, elle s’était empalée sur le poignard dont la pointe faisait une bosse dans son dos, dessinant une grande fleur rouge qui s’épanouissait dans les fibres du tissu. Au-delà de toute raison, Gaïa chercha la clef, la trouva sur la table de chevet, la prit et redescendit en courant vers les trois petites filles captives.

— Ne vous en faites pas, mes chéries, je suis là, j’ai la clef, je vais vous ouvrir.

Elle continua de parler tout en s’évertuant à déverrouiller la solide serrure et, quand elle y parvint enfin, tira sur la lourde porte qui s’écarta dans un grincement insupportable. L’intérieur de la cellule mesurait à peine deux mètres sur deux, mais tous les murs étaient tapissés de crucifix de taille et de matière variables. Le seuil était quant à lui marqué d’une large ligne blanche obtenue en déversant une épaisse couche de sel. Sans s’attarder sur ces détails, Gaïa entra et se pencha vers les fillettes pour les prendre dans ses bras et les rassurer. Mais les enfants, le regard sérieux, ne bougèrent pas. Seul un sourire mauvais barrait leur visage dur. Et dans leurs yeux, les ténèbres s’épanouirent, se déversant sur Gaïa, la maison, et bientôt le monde qui touchait à sa fin.