RÉPARATION

L’appel l’avait dérangé alors qu’il prenait la direction de l’église Saint Yves, qui dominait de son impressionnante façade de briques orange le collège Saint Nicolas. M. Miraud avait maugréé, sorti son téléphone de sa poche et reçu la demande d’intervention au 16 rue des Frênes, chez un certain M. Fox. Arrivé sur place après avoir affronté l’enfer du trafic automobile, M. Miraud sonna à la porte d’une maisonnette à la façade charbonneuse que rien ne distinguait de l’alignement de pavillons de ce quartier tranquille. Il n’avait pas eu à patienter, la porte s’ouvrit immédiatement, comme si M. Fox l’avait attendu de l’autre côté du seuil. Pas bon signe, ça, se dit Miraud qui ne supportait pas les clients impatients qui s’avéraient toujours trop curieux, trop pressants et trop pressés de le voir résoudre leur problème de plomberie. M. Fox s’effaça en écartant les bras, lui enjoignant dans un silence un peu théâtral d’entrer. Le vestibule empestait l’œuf. Il était midi, mais cela fit malgré tout froncer le nez de Miraud. « Je m’apprêtais à passer à table quand le problème est survenu. Je n’ai eu que le temps de faire cuire mes œufs durs. Rassurez-vous, ce n’est pas une fuite de gaz ! J’aurais poursuivi avec un délicieux tartare, mais le chauffage s’est coupé. Je suis transi. » M. Fox avait débité sa réplique d’une voix calme et grave d’entrepreneur de pompes funèbres. On est en plein automne, tu parles qu’on est transi, pensa Miraud qui, avec son maillot de corps qu’un bleu de travail ouvert sur la poitrine laissait deviner, transpirait déjà comme un bœuf. C’est ça de passer ses journées à rien faire… « Où se trouve la chaufferie ? » Miraud grogna un assentiment quand M. Fox lui indiqua d’une brève secousse du menton une porte qui menait à la cave.

Ajustant sa lourde sacoche sur son épaule, Miraud examina la volée de marches qui plongeaient dans les limbes de la maison. On ne pouvait voir où elles menaient tant l’escalier était étroit et privé de fenêtre. Il sursauta presque quand M. Fox activa l’interrupteur qui alluma une ampoule hors d’âge qui dispensa une lueur sépulcrale dans ce goulot noir et humide. « La chaufferie se trouve en bas à gauche, vous ne pouvez pas la manquer. »

Après avoir descendu l’escalier qui semblait ne jamais devoir s’arrêter, au point de rendre Miraud paranoïaque comme lorsque l’on se retrouve dans l’escalier de secours d’une tour de grande hauteur, le dépanneur toucha enfin le sol poussiéreux de la cave recouvert d’une sorte de cendre fine et grise qui se soulevait en petites volutes à chacun de ses pas. Il pesta en pensant à l’état de son bleu de travail après cette intervention, mais avança néanmoins dans le couloir qui s’ouvrit sur une vaste pièce aux angles plongés dans des ténèbres d’encre. L’endroit évoquait plus des catacombes qu’un lieu dédié au rangement d’objets qui n’avaient pas d’utilité immédiate. À tâtons, Miraud trouva une petite ouverture sur la gauche qu’il éclaira de la lampe torche qu’il avait sorti de sa musette. Cela ressemblait à une alcôve au fond de laquelle trônait une chaudière qui aurait eu sa place chez un antiquaire. De la forme d’un réfrigérateur, avec sa fonte recouverte de coulures brunes, elle semblait antérieur à la maison, voire au monde lui-même. Qu’est-ce que c’est que cette histoire, se demanda Miraud en se penchant sur l’insolite appareil qui s’avéra froid comme la mort quand il posa la main dessus, lui faisant réprimer un frisson. Certain de ne pas vouloir s’éterniser dans la maison de ce vieux fou, le chauffagiste ouvrit la lourde trappe, y enfourna quelques bûches qui se trouvaient posées à proximité, et tenta d’allumer la chaudière qui, à son grand étonnement, se mit à ronronner comme un chat sournois. Au moins, voilà une intervention qui ne lui avait pas pris trop de temps – on ne comptait pas le nombre d’imbéciles qui ne pensaient pas à mettre leur appareil en marche avant d’appeler un chauffagiste et de se faire extorquer une coquette somme faute d’avoir demandé un devis avant l’intervention. Avec un peu de chance, il pourrait être de retour au collège Saint Nicolas à temps.

Satisfait de lui, Miraud fit volte-face et sortit de l’alcôve comme un voleur pris en flagrant-délit. S’extirper de ce puits de ténèbres était une urgence avec laquelle il ne transigerait pas. Il tourna à droite, mais sa lampe dessina sur le mur un large cercle blanc, rond comme un panneau de sens interdit. Interdit, Miraud ne l’était pas moins : j’ai pourtant tourné à droite en arrivant… Il s’avança, comme si la lampe pouvait lui jouer des tours, et posa sa main sur le mur. Il le frappa du plat de la main, et le son mat lui apprit qu’il s’agissait plus d’une muraille de pierre que d’une vulgaire cloison en placoplatre posé à la va-vite pendant son intervention. J’ai dû rêver, et tourner à droite, sûr, j’ai besoin de vacances moi. Il effectua un panoramique, de plus en plus en plus lent à mesure qu’il comprenait que le passage qu’il avait emprunté ne se trouvait plus là. La pièce dans laquelle il se tenait ressemblait à présent à un sarcophage dans lequel il était enfermé, uniquement animé par le rougeoiement de la chaudière qui dévorait imperturbablement ses bûches avec entrain.

« Bon Dieu, c’est pas possible », lâcha Miraud dans un souffle. « Oh que si, mon cher. Et Dieu n’a rien à voir là-dedans. » Le chauffagiste sursauta comme un diable sorti de sa boîte. M. Fox se trouvait cinq pas derrière lui, et la lampe découpait sa haute silhouette dessinée par un long manteau noir. Son visage était barré d’un large sourire carnassier, qui n’évoquait pas tant la joie que la promesse d’une réjouissance qui ne serait pas réciproque. « Antoine », dit-il posément après un long silence. Miraud plissa les yeux, incertain de ce qu’il était censé répliquer à l’évocation de ce prénom. « Philippe ? » Ses yeux s’élargir imperceptiblement. « Louis ? » Sa mâchoire se desserra visiblement. « Maximilien ? » Des larmes commençaient à couler sur le visage blafard de Miraud. « Je pourrais continuer ainsi longtemps, n’est-ce pas, M. Miraud ? »

Le chauffagiste tremblait de tout son corps, faisant danser l’ombre de M. Fox sur le mur du fond. Ce n’était pas possible, comme cet homme… « Je sais tout. Toujours. Sur tout le monde. C’est en quelque sorte… mon activité, à défaut d’être un métier. Ma raison d’être serait plus juste. Et vous êtes un candidat idéal, je dois bien l’avouer. Tous ces enfants. Innocents, fragiles, à l’aube de leur jeunesse, ayant la vie devant eux… Je ne vais pas paraphraser les élans poétiques des journalistes de la rubrique des faits divers, mais reconnaissez que vous avez été un vilain garçon, M. Miraud. » Ce dernier pleurait à présent à chaudes larmes, le menton tremblant d’impuissance et de la certitude de ce qui l’attendait, comme celui des innombrables enfants auxquels il avait ôté la vie avec délice. « Le plaisir coupable que vous avez éprouvé toutes ces années vaut bien votre âme, je présume ? », questionna pour la pure forme M. Fox qui partit d’un rire diabolique et puissant qui couvrit les hurlements de M. Miraud. Les premiers d’une interminable série à venir.

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