RUN !

La sonnerie aigrelette du gros réveil mécanique ne le tira pas du sommeil. Le chant sinistre des sirènes d’alerte qui avaient déchiré le silence de la nuit le tenait éveillé depuis des heures. La pollution de l’air avait une fois de plus dépassé très largement le niveau d’alerte pourtant élevé, transformant l’atmosphère en un piège toxique pour quiconque serait sorti sans masque.

Franck s’extirpa du lit de camp en grimaçant, son corps déjà épuisé. Il se tourna vers le lavabo et s’aspergea le visage au filet d’eau sale s’écoulant péniblement du robinet. Il s’essuyait quand on frappa à la porte. « Entre, Laurent ! », lança-t-il d’une voix étouffée par sa serviette sale. Son voisin de palier apparut à la porte, engoncé dans une combinaison noire moulante, un masque pendant à son cou, les épaules chargées d’un lourd sac à dos, les pieds chaussés de baskets à semelles épaisses et les jambes enserrées dans un mécanisme primaire maintenu en place par une large ceinture de cuir. Franck ramassa sa propre combinaison au pied du lit de camp à la toile usée. « J’en ai pour deux minutes ». Il laça ses baskets, plaça son masque noir sur son nez et sa bouche puis souleva son sac posé devant la petite fenêtre qui donnait sur la rue déserte plongée dans la semi-obscurité de l’aube. Enfin, il enfila les étranges orthèses qui lui donnaient l’air d’être atteint de la poliomyélite. 

« Je vais t’aider », lui dit Laurent en s’approchant. Il saisit les deux câbles rafistolés à la bande adhésive qui pendaient du sac, et en brancha l’extrémité à la ceinture de Franck. Ensuite, il poussa un bouton sur le sac qui commença à émettre une faible lumière pulsatile rouge témoignant que tout fonctionnait. « Tu es paré », constata-t-il froidement avant d’aller ouvrir la porte de la petite chambre sous les toits. « Allez, quinze étages au petit trot pour s’échauffer ». Franck claqua la porte derrière lui, rectifia la position du sac sur son dos et entama la longue descente en colimaçon jusqu’au rez-de-chaussée. Leurs chaussures de sport étouffaient le bruit de leurs pas, faisant d’eux des chats partant en maraude nocturne à l’insu des habitants de l’immeuble encore endormi.

Arrivés au rez-de-chaussée, ils furent accueillis par un vieil homme au corps sec, les membres noueux comme des sarments de vigne, le visage creusé de sillons et vallonné par les reliefs du crâne que l’on devinait sous la peau diaphane. À ses côtés se tenait un jeune homme du même âge que Franck, lui aussi équipé d’un masque, d’un sac à dos et d’une orthèse encombrante lui engonçant les jambes. « Bonjour, Serge », le salua Laurent, Franck se contentant d’un mouvement de la tête. Le vieil homme s’approcha d’eux, les examina avec sérieux, vérifiant leur tenue d’un œil expert.

— Mes enfants, dit-il, vous le savez, l’immeuble a besoin de vous. Vos pas sont notre avenir, votre course est le soleil qui percera les ténèbres. Que votre mission voie le succès, que la Grande Lumière vous guide.

— Que l’immeuble nous retrouve ce soir sains et saufs, et qu’il te garde. Nous t’apporterons notre offrande électrique ce soir, salua Laurent.

Le vieux chef ouvrit alors la porte cochère et s’effaça, laissant la place à l’étrange procession des trois coureurs. Laurent et Serge s’élancèrent sur le trottoir et Franck leur emboîta le pas, frappé par un froid glacial. Devant eux se déroulait l’interminable bande de béton barrant le ciel du périphérique. La route enlaçant la Capitale au nord était silencieuse depuis bien avant la naissance de Franck, quand une ordonnance avait permis d’y larguer de lourds blocs de béton, la rendant impraticable pour les voitures. Dans son dos, l’immeuble s’érigeait si haut que son sommet se dissolvait dans le ciel nocturne. 

Le dos de ses compagnons devint son seul horizon, locomotive rythmant ses pas au son de son souffle rendu rauque par le masque recouvrant son visage. L’appareil filtrait l’air épais de la capitale qui jetait sur la ville un voile verdâtre au plus clair du jour. Courir ainsi harnaché n’avait rien de facile, le masque rendant la respiration plus courte et réduisant le champ de vision à un tunnel étouffant. Mais Franck ne regardait pas la route qu’il connaissait par cœur pour l’avoir empruntée si souvent. Ce qu’il regardait était ailleurs, presque invisible : les endroits d’où la mort pouvait surgir à tout instant.

« On est sur une base de cinq minutes au kilomètre », lança Laurent sans se retourner. Franck se dit que l’allure était un peu élevée pour lui, et qu’il risquait de souffrir d’ici peu. Le mécanisme serré contre ses jambes actionnait une dynamo qui rechargeait la batterie dans son dos, lui donnant l’impression de se mouvoir contre un courant contraire. Il savait que, comme à chaque fois, ses compagnons de course ne l’attendraient pas, trop attachés à leurs performances. La nuit effaçait leurs silhouettes, les réduisant à des formes mouvantes indéfinies. Sur les murs, des affiches déchirées par la pluie laissaient deviner des slogans éducatifs. « L’air libre est chez vous : ne sortez pas ! », « Profitez de votre liberté parmi les vôtres », « Vous n’atteindrez jamais l’horizon, alors restez chez vous ».

Cinq minutes au kilomètre… Franck sentait le faux plat lui couper les jambes, les enfermer dans une gangue de feu qui lui donnait déjà envie d’abandonner. Mais l’abandon était un mot que personne n’aurait osé prononcer. Franck sortit machinalement la montre à gousset de sa poche pour vérifier que l’estimation était toujours exacte. Le hublot de son masque se couvrait légèrement de buée, l’appareil était peu adapté à cette pratique sportive, et il eut du mal à distinguer la trotteuse dans la pénombre. Il rangea sa montre, se concentrant sur l’espoir d’atteindre rapidement une rue plus facile à pratiquer. L’absence d’éclairage rendait leur progression délicate, et le soleil ne se laisserait pas deviner à travers l’épaisse toile grise du ciel avant des heures. Enfin, ils atteignirent un large boulevard, s’éloignant de la butte Montmartre.

Des voitures calcinées finissaient de disparaître, rongées par la rouille et les pillards depuis des années. De loin en loin, on distinguait des fenêtres laissant filtrer la chaude lumière d’une lampe à huile ou d’un brasero de fortune. Et le tambourinement discret de leurs pas sur l’asphalte déchiré par des herbes folles et les racines tordues des arbres faisait comme une psalmodie dans le bruit blanc de la ville. Ils suivaient la ligne aérienne de l’ancien métro, courant sur la chaussée pour éviter les éboulements des piliers tombés des années plus tôt et les détritus divers jonchant les trottoirs. « Gaffe, les mecs », prévint sobrement Serge alors qu’ils traversaient le pont enjambant les lignes de la gare du Nord. En dessous survivaient des Taupes, masse immonde qui trouvait refuge dans tous les espaces non réclamés comme les tunnels du métro encore praticables et les ponts. Un projectile lancé avec une fronde ou un lance-pierre de fortune suffirait à assommer l’un d’entre eux, le laissant à la merci de cette meute d’anthropophages arriérés. Franck ne pouvait s’empêcher de se souvenir des contes terrifiants que lui racontait sa mère, comme celui du petit coureur et de la Taupe. L’histoire d’un enfant ne respectant pas les règles du Running qui s’élançait dans seul dans les rues pour finir capturé par une vieille Taupe qui le donnait en pâture à sa portée d’affreux rejetons difformes. La peur avait de tout temps été la forme d’éducation la plus rapide, et il n’était pas près d’oublier cette leçon. Surtout que plusieurs Coureurs avaient disparu dans les environs ces dernières années.

Le pont était très loin derrière eux quand Franck reprit conscience de son environnement. Ils allaient bientôt atteindre les bassins de la Villette, étendue rectiligne et déserte où ils pourraient progresser plus rapidement encore. Son corps avançait dans une sorte d’autonomie inconsciente, échauffé par les kilomètres précédents, et loin encore d’entrer dans le redouté territoire de souffrance des dernières minutes de course. Serge et Laurent avaient pris une sérieuse avance, et Franck maudit sa mauvaise condition physique, son manque d’entraînement qui le laissait toujours jouer le rôle de serre-file inutile. Il serra les dents, et se força à accélérer son pas pour réduire l’écart avec ses compagnons, quittant sa zone de confort en sachant qu’il le paierait ensuite très cher. Déjà, il sentait un inconfort dans son flanc droit, annonciateur d’un redoutable point de côté.

Il était encore à une centaine de mètres d’eux, la carcasse calcinée de l’ancienne station de métro Stalingrad s’élevant sur la droite quand il la vit bondir hors d’une rue perpendiculaire. Une Tortue. Terme finalement assez mal choisi selon Franck, car s’il moquait ceux qui se trouvaient protégés dans leur voiture électrique, il trahissait le fait qu’il s’agissait de tueurs implacables. Des monstres plus proches de la panthère, surgissant en silence pour renverser les Coureurs inconscients parcourant leur territoire mouvant. Ce n’étaient pas des cannibales, et la chair trop ferme des athlètes du bitume ne les intéressait pas. Leur butin, c’était la batterie qui bringuebalait dans leur dos au rythme de leurs foulées. Revenir chargé d’électricité était la raison d’être du Coureur, et finir sous les roues d’une Tortue synonyme de déclassement. Comment s’élancer à nouveau dans les rues avec une jambe tordue, voire manquante ? Tous ceux qui avaient vécu cette infortune croupissaient à présent parmi les Taupes, de ce qu’en savait Franck. La mort était préférable à un tel destin.

Et la mort s’était interposée entre Franck et ses compagnons de course, un véhicule rapide, agile et totalement silencieux qui semblait glisser sur la chaussée comme un requin fendant les profondeurs des océans. Il hurla dans son masque, mais il était trop loin pour être entendu. La voiture engloutit les quelques mètres la séparant de ses proies, et le corps de Serge fut projeté dans les airs, retombant plus loin, inerte. La Tortue ne ralentit pas son allure, et passa sur le corps désarticulé dans un bruit insupportable de craquements organiques. Son pilote freina brutalement, faisant hurler les pneus sur la chaussée humide, ses phares s’allumant pour aveugler Laurent. Ce dernier bifurqua sur la droite, bondissant pour chercher refuge vers la station de métro aérien, mais que pouvait un piéton contre l’appétit insatiable d’un fauve d’acier ? 

Franck ne courait plus, le souffle coupé par la fatigue et la terreur. Il se tenait immobile au milieu du boulevard, cible offerte aux chasseurs de batterie. La vision de Laurent percuté sur le côté et projeté contre l’un des piliers le réveilla. Survivre. Il se mit à son tour à courir vers la droite, passant sous les rails à demi effondrés, et se précipita sans réfléchir dans une rue plus étroite. Se retournant, il vit un homme descendre du véhicule et frapper à grands coups de pied le corps inanimé de Laurent. Le conducteur appuya sur l’accélérateur pour se lancer à la poursuite du troisième inconscient.

Ses jambes agissaient d’elles-mêmes, avalant les mètres à une allure qu’il ne savait pas pouvoir atteindre, remontant la rue avant de tourner à droite. Il entendait le chuintement des roues derrière lui, et savait qu’il ne pourrait pas semer son poursuivant dans ces rues trop larges et trop droites. Il entraperçut du coin de l’œil un éclair de lumière. Une porte d’immeuble mal fermée qu’il enfonça de l’épaule avant de peser de tout son poids contre elle.

Il resta ainsi figé, haletant, le cœur au bord des lèvres. Il se trouvait dans un hall dont l’un des murs était couvert de boîtes aux lettres éventrées, ouvrant sur un escalier. Dehors, il entendit une autre voiture passer au ralenti, ses passagers échangeant des consignes avec son poursuivant. Ils n’allaient pas abandonner la promesse d’une troisième batterie aussi facilement. Franck n’avait pas le choix et devait se cacher dans les étages. 

Il entama sa lente ascension d’un pas le plus furtif possible. Il ne voulait pas éveiller l’attention d’un chasseur des hauteurs, ces fous qui jetaient des fours à micro-ondes et autres appareils électroménagers devenus inutiles par désœuvrement ou jalousie de ceux qui bravaient les interdits et parcouraient encore Paris. Le bruit de la porte d’immeuble ouverte à la volée le fit sursauter. Ils étaient là, il les entendaient au rez-de-chaussée, hésitant à emprunter l’escalier ou à fouiller la cour, se séparant en groupes comme une meute de loups encerclant sa proie. Il avait déjà atteint le deuxième palier et devait absolument trouver un refuge pour attendre leur départ.

« Par ici », souffla une petite voix sur sa gauche. Sans réfléchir, il s’engouffra dans l’appartement puis referma la porte derrière lui avec d’infinies précautions. Le souffle court, il abaissa son masque pour avaler de grandes goulées d’air acide et poussiéreux qui lui irrita immédiatement la gorge. Il enfouit son visage dans son coude pour étouffer ses quintes de toux et s’éloigna de la porte à pas feutrés.

L’appartement était plongé dans l’obscurité, et l’on devinait difficilement les contours vagues d’un matelas posé au sol et d’un vélo d’appartement piqueté de rouille. Une va-nulle-part, se dit Franck, comprenant qu’il était chez l’une de ces adeptes ridicules du sport d’intérieur, passant des heures à produire un faible courant électrique permettant tout juste à allumer quelques ampoules. D’autres, qu’il méprisait au plus haut point, préféraient s’épuiser sur un tapis de course, engrangeant les kilomètres virtuels dans leur pièce étouffante. Hamsters, dératés immobiles, déambulateurs… les surnoms ne manquaient pas pour désigner ces marathoniens immobiles qui n’osaient pas affronter la dureté du monde et restaient confinés chez eux, en pleutres qu’ils étaient. Elle pédalait au milieu d’un improbable capharnaüm fait de cubes de métal que Franck identifia comme des radiateurs d’appoint. Ils étaient reliés à d’innombrables multiprises connectées au vélo d’appartement, formant comme une immense toile d’araignée de métal. Penchée sur son instrument de torture, les jambes légèrement arquées, la femme évoquait effectivement une grosse tarentule attendant sa proie…

Ne sachant quelle contenance adopter, Franck déambulait dans l’appartement en sentant l’effort que chacun de ses pas exigeait, entraînant à chaque mouvement une dynamo par un système de tiges et d’engrenages. Il savait que de leur côté, les va-nulle-part traitaient ses semblables d’automates ou de Forrest Gump, à cause de leurs jambes enserrées dans ce mécanisme de fer. Mais combien d’entre eux auraient osé mettre le nez dehors et côtoyer les Tortues et les Taupes ?

« Vous pouvez attendre un peu ici, mais après, il faudra repartir. Vite. » La va-nulle-part parlait d’une voix chuintante, le larynx et les bronches brûlées par l’effort continuel produit dans cette atmosphère délétère pour redonner un peu de chaleur à ces quatre murs décrépis. Ses cuisses disproportionnées s’activaient comme les bielles d’une locomotive à vapeur, et Franck se serait attendu à voir s’échapper une épaisse fumée noire de ses nasaux dilatés. 

Hypnotisé par ce mouvement rotatif infini, il ne vit la forme s’approchant de lui qu’au dernier moment. Dans un réflexe, il leva son bras pour se protéger, évitant au coup violent de le frapper directement sur le côté du crâne. S’il ne mourut pas sur le coup, il ressentit en revanche un choc lui secouer le haut du corps, et il crut devoir perdre connaissance. Il s’accroupit cependant, et dans un mouvement de rotation, fit face à son assaillant. 

C’était un enfant d’à peine douze ans, pourtant déjà doté de solides cuissots qui donnaient l’impression que l’on avait soudé le corps d’un marmot sur les jambes d’un haltérophile. La vision grotesque ne l’empêcha pas de baisser sa garde. Il savait que l’enfant comptait avant tout sur l’effet de surprise, et qu’à présent qu’il était découvert, cet avantage était perdu. 

Franck attrapa l’enfant de son bras valide tout en lançant son genou en avant. Il sentit la mâchoire du petit exploser sous la violence de l’impact, la rotule métallique faisant office de masse. Le hurlement qu’il entendit était celui de la mère, dans son dos. Il fit un bond de côté pour faire face à la nouvelle menace, mais la cycliste d’intérieur était perchée sur son ridicule appareil et peinait à en descendre. 

Sans réfléchir, Franck saisit l’un des petits radiateurs posés au sol et le lança dans un large et puissant mouvement circulaire contre le visage de la prétendue samaritaine. Le nez et les dents explosèrent littéralement sous l’impact du petit objet d’acier qui resta fiché entre le front et le menton de la femme. Ses jambes poursuivant leur mouvement imprégné dans son cervelet, elle retomba en avant sur le guidon. 

Tremblant de tous ses membres, Franck jeta un coup d’œil panoramique dans l’appartement pour s’assurer que plus aucun danger ne l’attendait avant de s’effondrer au sol. Il savait qu’il ne disposait pas de beaucoup de temps avant que le soleil ne se lève et que le froid glacial de la nuit soit remplacé par une canicule infernale sur la capitale asphyxiée. Il sentit une brûlure lui remonter de l’épaule à la tête, et des décharges de douleur exploser dans son bras devenu lourd comme la pierre. 

Ayant retrouvé son souffle, il se releva et fouilla le taudis du bout du pied. Il dénicha un vieux pull poussiéreux et s’en servit pour confectionner une écharpe d’épaule approximative. Son bras immobilisé contre son corps au prix d’une souffrance insupportable, il se sentit prêt à retourner dans la rue. Les Tortues devaient être reparties depuis longtemps et la route être libre. Il n’aurait qu’à contourner légèrement le boulevard et de là repiquer vers le nord. Il devrait slalomer entre les objets hétéroclites abandonnés de longue date ou jetés des fenêtres, mais serait à l’abri des voitures électriques contre lesquelles il ne pourrait rien dans son état actuel. Il saisit une bonbonne posée au sol et but de larges rasades pour réhydrater son corps malmené depuis le réveil. Il sentit le liquide couler en lui, rechargeant son corps comme une batterie que l’on aurait mal entretenue. Il quitta l’appartement et redescendit l’escalier avec des précautions de rongeurs guettant le vol des rapaces et la course des félins.

Il jeta un œil dans l’entrebâillement de la porte cochère pour vérifier que la rue avait retrouvé son calme de mort habituel. Rassuré, il repartit au petit trot, grimaçant derrière son masque à chaque explosion de douleur que produisaient ses foulées pourtant souples. Il ne battrait pas un record cette fois-ci, il en était certain, mais son but était avant tout de ramener une batterie chargée à son immeuble. Le vol de celles de Laurent et Serge par les Tortues était une perte déjà catastrophique pour qu’il n’ajoute pas la sienne à ce triste bilan. 

Il serra les dents, essayant d’ignorer les terribles élancements de son bras. Il prenait bien soin de rester au milieu de la large chaussée, se tenant de nouveau éloigné des fenêtres dont on ignorait ce qui pouvait en tomber. Le nombre de suicides avait certes diminué, mais restait l’une des causes habituelles de mort à Paris. 

Bien qu’angoissé par ce parcours qu’il ne maîtrisait pas, n’en connaissant les détails que par le scrupuleux apprentissage de la carte de Paris imposée par ses maîtres, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine exaltation. Jamais il n’avait mis les pieds sur cette partie de la Capitale et se sentait comme un enfant faisant l’école buissonnière. Voir ces façades inconnues, ces rues inexplorées et même ces carcasses de voitures et de scooter inédites l’enivrait. Le stress dû à l’effort et aux émotions effaçait la fatigue et la douleur, et il se sentait prêt à avaler les kilomètres.

Après quelques minutes, il bifurqua vers la droite et bientôt se retrouva sur le boulevard de Magenta et rejoignit le boulevard de Rochechouard et son large terreplein central envahi d’herbes folles et d’arbustes dont les racines faisaient craquer le bitume. Les immeubles de part et d’autre semblaient comme la Mer Rouge ouverte par Moïse et Franck se sentait presque investi d’une force divine. Inarrêtable. 

« Vous êtes en infraction du Code Pénal ! Veuillez présenter vos papiers d’identité ! » 

Dans son dos, le bourdonnement du drone tombé du ciel se fit plus menaçant. Franck sentit la panique le gagner. Il savait qu’une voiture de patrouille devait se trouver à proximité et que dans quelques instants, il se retrouverait menotté sans ménagement avant d’être envoyé dans un camp de rétention et rééducation d’État. Là, il devrait subir les mauvais traitements de matons trop heureux de pouvoir laisser s’exprimer leur haine et leur sadisme. Il en sortirait des années plus tard, brisé, réduit à l’état de petit soldat ou de cadavre anonyme jeté dans une fosse commune. Mais il n’avait juré fidélité qu’à une religion, celle de l’hygiénisme, du soin du corps et de la production d’énergie à force de foulées entêtées. Il ne pouvait accepter de se laisser ainsi enchaîner. À une dizaine de mètres, une tonnelle de fer forgé envahie par le lierre lui redonna espoir. Il se jeta dans la volée de marches plongeant sous le sol, dans les couloirs de la station Anvers. Il franchit d’un bond le tourniquet rouillé du métro et s’engouffra sur le quai désert. Là, il se savait hors de portée du drone, isolé du signal radio le commandant à distance. Mais aussi à la merci des Taupes qui devaient fourmiller dans le boyau charbonneux qui parcourait les entrailles de la ville. Il alluma la lampe torche frontale qui projeta un cercle tremblotant et blafard à quelques mètres devant lui. 

Sa respiration rebondissait par échos le long des murs carrelés, et il sentait le piège sous-terrain se refermer sous lui. Il n’avait cependant pas le choix et devait poursuivre son avancée jusqu’à la station Place de Clichy d’où il pourrait longer le cimetière de Montmartre jusqu’à son immeuble. Les trois stations qui le séparaient de son retour en surface représentaient une course bien plus éprouvante que toutes les sorties qu’il avait effectuées depuis tant d’années. Chaque quai pouvait abriter une tribu d’anthropophages prête à fondre sur lui, et il n’aurait que ses jambes et sa vitesse pour tenter de leur échapper.

La voute ténébreuse pesait sur ses épaules et semblait écraser sa petite foulée, chaque pas étant plus lourd que le précédent. Son cœur battait à tout rompre, bien plus douloureux qu’après un sprint de fin de parcours. Son bras le faisait souffrir. La visière de son masque se couvrait à nouveau de buée, le forçant à avancer à l’aveugle. C’était une plongée dans un train fantôme où la mort n’était pas un simple fantasme.

Pigalle. De chaque côté, le quai surélevé paraissait mort. Pas trace de la moindre activité humaine. Plus que deux stations. Blanche s’avéra tout aussi calme, anesthésiée, pétrifiée dans un hier fossilisé, vestige d’une époque que Franck n’avait pas connu. Il attaqua le dernier tunnel avant la libération.

Les traverses retenant les rails se succédaient à un rythme hypnotique, et Franck courait en plein rêve, dans un monde où les rues n’existaient pas, où le ciel était un souvenir, où sa destination semblait un eldorado inaccessible, oublié de tous, hors du temps. Une rumeur le fit s’arrêter, figé dans sa course, petit mammifère terrorisé par les bruits de la nuit annonciateurs d’un péril incertain. Il éteignit sa lampe et laissa ses pupilles s’élargir dans les ténèbres comme la bouche d’un noyé cherchant l’air à la surface. 

La station bruissait d’un murmure vague, mélange de ronflements, de raclements, de frottement et du craquement lointain de braseros épars, disposés de loin en loin et prodiguant une vague lumière et une chaleur relative. Là, des corps enchevêtrés tentaient d’oublier la famine et le désarroi le temps d’une nuit prolongée à l’infini. Franck retenait son souffle, avança avec des précautions de chat, genoux fléchis tant pour mieux deviner le sol que pour préparer la fuite.

Il apercevait l’ouverture vers un escalier à sa droite seulement séparée de quelques Taupes inconscientes. Il gravit l’étroit escalier permettant de quitter la voie et, frôlant les murs comme un poisson prisonnier d’un aquarium, se dirigea vers la sortie. Dans son dos, le grouillement répugnant de ces corps abandonnés comme autant de cadavres pourrissants lui soulevait le cœur. Encore quelques degrés à monter, et il retrouverait la grisaille rassurante de l’aube.

Alors qu’il franchissait le tourniquet, il aperçut un homme descendant l’escalier depuis la surface. Quelqu’un arrivait et, s’il le voyait, risquait de donner l’alerte ! Il se jeta contre le mur et se figea. 

Mais ce n’était pas une taupe. L’homme était couvert de haillons et dégageait une puanteur telle qu’elle s’immisçait jusqu’à l’intérieur du masque de Franck. Il titubait et menaçait visiblement de s’effondrer à chacun de ses pas mal assurés, assommé par le mauvais alcool qu’il avait dû dénicher dans l’une des petites rues parallèles. Malgré tout, sa stature imposante en faisait un colosse impressionnant auquel on ne se frotte pas sans être sûr de sa supériorité physique. La douleur irradiant toujours de son bras sembla s’accentuer, comme pour avertir Franck de réfléchir à deux fois avant de commettre une erreur fatale. C’était un errant, un homme survivant seul dans les rues, usant de sa force pour trouver sa pitance en détroussant les autres. Un solitaire sans foi ni loi, qui ne croyait ni en la course, ni en l’automobile, ni aux galeries souterraines.

Noyé dans l’ombre, Franck avait une chance de passer inaperçu. La nuit se terminait et une certaine clarté filtrait depuis l’extérieur, menaçant la cachette de fortune de Franck. Il aurait voulu ramener à lui toutes les immondices recouvrant le sol et qui lui auraient permis de disparaître de la vue de tous. Se faire oublier. Dormir d’un sommeil sans rêves. Sombrer dans l’oubli et laisser son corps se réparer sans qu’il en ait conscience.

La fatigue pesait sur lui comme un monstre assis à califourchon sur son dos, observant, goguenard, l’approche du géant qui ne ferait qu’une bouchée du coureur exténué. Le cœur au bord des lèvres et des larmes perlant au coin de ses paupières, Franck raidit son corps, s’apprêtant à mener un combat perdu d’avance. 

Et soudain, il entendit une rumeur enfler dans son dos. Un grondement qui allait grandissant, emportant tout sur son passage. Et il vit alors déferler la meute des Taupes surgies des tréfonds du métro qui fondaient sur le colosse, hommes, femmes, enfants, jeunes ou vieux, monstres à demi-aveugles de vivre dans les ténèbres. Ils formaient un amas grouillant et furieux, une créature aux cent têtes réveillée par les pas du géant, attirée par sa puanteur, excitée par sa taille. Ils mordaient, griffaient, déchiraient, arrachaient, fouillaient, avalaient, criaient, se battaient les uns contre les autres pour un morceau de chair, une gorgée de sang… Ils n’en laisseraient pas même un souvenir. 

Franck recula à pas feutrés, redescendit dans les tréfonds du métro vers l’autre sortie, traversant les couloirs désertés à l’heure du carnage. Il émergea enfin à l’air libre, au croisement de l’avenue et du boulevard de Clichy. L’air lui sembla d’une pureté inconnue, léger comme le soulagement d’avoir survécu à l’enfer. Il s’élança vers le pont Caulaincourt, ignorant les ombres coulant entre les tombes du cimetière de Montmartre. 

Son pas se fit plus léger lorsqu’il tourna à gauche et se retrouva dans l’interminable rue Damrémont, plongeant au Nord jusqu’au périphérique et son immeuble. Il allongea sa foulée, mettant ses dernières forces dans cette course finale. Il s’éloignait de la longue muraille brune et rugueuse qui le séparait du cimetière. Un dernier kilomètre à avaler avant le repos. Environ 800 foulées le séparaient de la porte cochère. Son cœur semblait sur le point de rompre, de libérer un torrent de sang épais dans sa poitrine. Sa vision devenait floue. Ses jambes agissaient seules, dans le cliquetis du mécanisme qui rechargeait la batterie brinquebalant dans son dos. Il croyait sentir l’électricité remplir son sac, peser sur ses épaules et l’ancrer au sol. Il serait accueilli comme un héros, comme celui qui apportait son tribut à la communauté. On raconterait ses exploits de la nuit pendant des années, des siècles, bien après sa disparition, il serait celui qui avait risqué sa vie pour payer son dû et offrir la gloire aux autres.

Sans même s’en rendre compte, il avait enfin atteint sa destination. Il frappa à la porte, attendant qu’on lui ouvre pour pouvoir s’écrouler, sans énergie, au sol. On l’aida à s’asseoir, on le débarrassa de son sac à dos, on lui porta de l’eau, on lui demanda de raconter les événements des heures précédentes. On pleura Laurent et Serge, on chanta Franck le survivant. La journée passa, caniculaire, étouffante, engluée dans la poix de l’ennui et de l’épuisement. Puis ce fut le soir.

Frank rejoignit les autres sur le toit de l’immeuble qui dominait les rues alentour. De là, on voyait les étendues urbaines s’écoulant à l’infini. Le Chef plaça la batterie de Franck au sol, et la raccorda à une large armoire adossée à une immense structure de métal et de verre qui avait dû être frappée des années auparavant. Certaines lettres avaient été abattues, et il n’en restait plus que cinq encore debout. Les occupants de l’immeuble se tenaient en cercle autour de lui, psalmodiant une litanie imprécise.

« Mes chers enfants, nous avons perdu deux Coureurs aujourd’hui, mais l’espoir n’est pas mort. Franck est rentré sain et sauf et nous a apporté de l’électricité. Nous continuerons de dominer le ciel de Paris, nous nous ferons toujours entendre ! » 

Une clameur s’éleva, filant par delà le périphérique lorsque le chef enfonça l’interrupteur. 

Sur le toit, de grandes lettres s’embrasèrent, trouant la nuit comme un phare dans une mer d’asphalte et de béton, criant sa prière jusqu’à l’horizon. Elles épelaient le mot « RUN ».

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