UN APPÉTIT FÉROCE

La pluie s’abattait avec obstination sur la ville, gommant l’horizon dans un lavis grisâtre. Angelo était ramassé derrière la fenêtre, les yeux au ras de l’appui, le regard rivé sur le trottoir détrempé. La rue n’était parcourue que par l’interminable ruissellement pluvial qui glissait sans bruit. Dehors, tout était mort. Et à l’intérieur, il savait être le seul occupant de l’immeuble encore vivant.

Il était arrivé la veille, et quand sa voiture s’était échouée au milieu de la route, son réservoir étant le seul à être sec à des kilomètres à la ronde, il s’était précipité dans le premier bâtiment qui se présentait. Sa machette levée au-dessus de la tête, il avait refermé la lourde porte d’entrée et s’était aventuré dans les étages avec une extrême prudence. Il guettait le moindre craquement de parquet, le plus discret grondement animal. Mais les lieux, comme presque tout ici, baignaient dans un silence de mort.

Il avait gravi les escaliers la peur au ventre, faisant jouer la poignée de chacune des portes sans parvenir à en ouvrir aucune. Enfin, il repéra au troisième étage un battant entrouvert contre lequel il colla d’abord l’oreille. L’appartement était plongé dans cet horrible silence qui l’accueillait depuis partout des semaines.

Après une longue hésitation, il mit un pied à l’intérieur. Le couloir s’étendait sur une dizaine de mètres, puits horizontal plongeant dans les ténèbres et ponctué d’autres portes closes, conservant pudiquement le secret des lieux. Angelo sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, faisant palpiter une grosse veine sur sa tempe où la sueur perlait avant de glisser vers son cou, disparaissant alors dans l’encolure de sa chemise détrempée par la pluie.

La main tremblante, il appuya sur le premier loquet à sa portée et découvrit une cuisine désertée par ses occupants. Une table supportait les reliefs d’un repas à présent envahi d’une moisissure écœurante. Plus loin, il put jeter un œil sur un salon abandonné à la poussière, un fauteuil renversé dans un angle près d’une télévision aveugle. Salle de bain et toilettes étaient tout aussi calmes.

Lorsqu’il entra dans la chambre, il marqua un temps d’arrêt horrifié. Une femme reposait sur le lit, les bras en croix, les yeux révulsés et la bouche ouverte dans un cri silencieux, figés dans une terreur et une douleur inconcevables. Le bas du corps était déchiqueté des chevilles jusqu’au bas ventre, creusé de morsures profondes, comme données par une bête furieuse. Les viscères avaient disparu, sans doute engloutis avidement. L’inconnue n’était plus qu’une poupée vide reposant sur sa couche gorgée de sang séché. Même s’il avait été témoin de pareils spectacles de nombreuses fois ces dernières semaines, Angelo ne put s’empêcher d’être frappé par la nausée, et de ressentir une profonde tristesse. Il jura entre ses dents et quitta la pièce. Ce qui avait dévoré la femme était parti depuis longtemps, et il savait avoir le champ libre.

Dans la cuisine, il fouilla les placards, et un sourire enfantin se dessina sur son visage alors que la chance lui souriait enfin : l’occupante des lieux avait eu la présence d’esprit d’accumuler un grand nombre de conserves et de paquets de pâtes avant d’être tuée, sans doute par son époux ou son enfant devenu fou, comme tant d’autres.

Le jeune homme athlétique enfourna autant de vivres qu’il le put dans son large sac à dos, ses épaules et ses bras vigoureux jouant mécaniquement comme une machine de survie. Il travaillait sans réfléchir, occupé à prendre tout ce qu’il pouvait transporter, organisant son barda méthodiquement, ne perdant pas le moindre espace. Une fois sa tâche accomplie, il s’installa à table et ouvrit avec gourmandise une boîte de raviolis à la tomate. Il avala le contenu à pleines poignées, heureux de sentir enfin son ventre se remplir. Après deux jours de jeûne imposé, il avait l’impression de revivre. Il but ensuite la moitié d’une bouteille d’eau minérale, et son corps s’apaisa. Enfin, il s’essuya les mains sur un torchon, sachant que les robinets étaient secs depuis longtemps.

Il passa le reste de la journée à dormir sur le canapé poussiéreux, se laissant porter par la nuit qui écrasait peu à peu la ville morte.

Le lendemain, après un solide petit-déjeuner, il installa son sac sur ses épaules, se saisit de sa machette et se posta à la fenêtre pour surveiller la rue noyée par la pluie. Après avoir passé une bonne heure à scruter les environs, il fut rassuré : aucun Affamé ne semblait errer dans les parages.

Ils étaient apparus soudainement, frappés par un mal hautement contagieux qui s’était répandu à travers les continents à une vitesse vertigineuse. Les gouvernements avaient été pris de court, les hôpitaux s’étaient transformés d’abord en prisons, puis en abattoirs. La folie frappait sans discernement, hommes et femmes, vieillards et enfants, bandits et militaires, riches et pauvres. Tous les services avaient été suspendus, télévision, internet et téléphones avaient cessé d’émettre, l’électricité, le gaz et l’essence disparurent. Les hommes redevinrent des bêtes. Tout cela se passa très vite, à la manière d’un cauchemar. Angelo, comme les autres, se retrouva seul, et ne dut sa survie qu’à son aptitude à courir et à se battre, lorsque c’était nécessaire.

S’ils étaient dangereux, les Affamés n’en demeuraient pas moins des humains. Les vieillards abrutis par la maladie ne survivaient que peu de temps, souvent incapables de défendre leur pitance contre leurs congénères, et n’opposant qu’une résistance symbolique face à eux. La sélection naturelle avait fait son œuvre, et bien vite, seuls n’étaient restés que les plus dangereux d’entre eux, anciens bodybuilders, militaires, sportifs ou forces de la nature. Aujourd’hui, croiser une meute d’Affamés représentait un danger mortel. Même ceux qui pensaient pouvoir se défendre grâce à leur fusil de chasse avaient réalisé, trop tard, que le virus, transporté par l’air, ne craignait pas la chevrotine.

L’humanité s’était ainsi retrouvée en compétition face à elle-même, des brutes sans conscience d’un côté, et des survivants en sursis ne pouvant compter que sur leur astuce de l’autre. Deux instincts de survie s’affrontaient, et l’issue du combat ne faisait guère de mystère. D’ailleurs, nombreux étaient ceux qui avaient choisi de partir d’eux-mêmes dans les premiers temps, incapables de faire face au cauchemar d’être dévorés vifs.

Angelo se força à quitter ses sombres pensées et descendit dans la rue. La pluie semblait vouloir instaurer une trêve, et il en profita pour s’éloigner au petit trot de ce lieu sans vie et sans avenir. Au détour d’une rue, il tomba sur un autre cadavre désarticulé sur la chaussée, à présent dévoré par les vers. À ses côtés se trouvait un vélo qu’il enfourcha pour rejoindre au plus vite un havre de paix dont il doutait de l’existence même.

À force de pédalage, il sortit des limites de la ville, et avança sur une longue bande de bitume que la végétation effacerait bientôt. De chaque côté de la route, des champs et des bois s’étendaient à perte de vue. Il s’amusa de constater qu’en ces temps apocalyptiques, on ne pouvait manquer de voir que les villes ne représentaient qu’une infime partie de la surface émergée de la Terre. En quelques kilomètres, on s’éloignait de ces labyrinthes de trottoirs goudronnés, de ces verrues de béton anguleuses, de ces entrelacs de routes sans but.

Le soir, de nouveau, s’installait et Angelo sut qu’il devait trouver un abri pour la nuit. Dormir à la belle étoile l’aurait exposé à l’appétit des malades qui semblaient avoir développé un odorat phénoménal comme si, privés de leur conscience, ils avaient renoué avec leur instinct animal.

Un panneau discret planté sur le bord de la chaussée marquait l’entrée d’un hameau. Il réduisit sa vitesse, traversant les lieux dans la légère stridulation de la roue libre de son vélo à laquelle quelques grillons semblaient répondre timidement. Autour de lui défilaient des pavillons dévastés, incendiés, à demi écroulés, preuve de la violence de l’épidémie dans les parages.

Il roulait depuis quelques minutes et passait devant une maison tenant apparemment encore debout quand un mouvement rapide attira son attention sur le bord de la route. Immédiatement, il freina, mit pied à terre et empoigna sa machette. Il était d’une immobilité de statue, prêt à faire face à un éventuel danger. Il resta ainsi plusieurs secondes qui semblèrent s’écouler au rythme des heures. Tous les sens en éveil, il guettait le moindre signal lui indiquant la nature de ce qui se trouvait à quelques pas de lui. Son regard fouillait les alentours de la maison sans relever d’activité. Seuls les criquets poursuivaient leurs chants nocturnes dans la plus grande indifférence. Angelo se risqua à avancer de quelques pas, se rapprochant de la bâtisse entourée d’un petit jardin qui ne ressemblait pas encore à une jungle sauvage.

Il vit alors une forme recroquevillée près du portail qui serrait contre elle un sac en plastique vide. Une vieille femme se trouvait là, visiblement terrorisée.

« Ne me faites pas de mal, je vous en supplie…

— Ne craignez rien. Je ne faisais que passer. Je cherche simplement un abri pour la nuit.

— Je ne peux pas vous aider. Nous sommes déjà trop nombreux ici. Poursuivez votre route, par pitié.

— Écoutez, la nuit ne va pas tarder à tomber. Je ne prendrai pas beaucoup de place et je repartirai demain à la première heure, je vous le promets. J’ai de quoi manger. »

À ces mots, l’inconnue releva la tête et lui sourit. « Si ce n’est que pour une nuit, pourquoi pas ? Je m’appelle Michèle.

— Enchanté. Moi, c’est Angelo. »

La femme le guida vers la porte de la maison qu’elle frappa de cinq coups brefs. Un homme d’une soixantaine d’années leur ouvrit, surpris par la présence d’Angelo à ses côtés.

« Qui c’est ? lança-t-il sans aménité.

— Il s’appelle Angelo. Laisse-nous entrer. Vite »

Lorsqu’ils furent à l’abri de la maison, le vieil homme ferma la porte et la verrouilla. L’entrée se retrouva plongée dans une pénombre sépulcrale à peine trouée par la timide lumière d’une bougie qui se consumait lentement sur une petite commode. Michèle mena Angelo vers le salon qui était pareillement noyé dans les ténèbres.

« Angelo, je te présente Lucien. Et dans le coin, là-bas, c’est George. C’est un taiseux. »

À l’évocation de son nom, George manifesta sa présence en bougeant légèrement dans le fauteuil où il était assis, presque invisible dans un angle du salon. Angelo salua les deux hommes, encore incertain quant à l’attitude à adopter. Mais Lucien vint lui claquer amicalement l’épaule, en lui demandant de se présenter, et il se décida à raconter les semaines qui s’étaient écoulées depuis ce qu’il était convenu d’appeler la fin du monde.

Lucien jeta un regard plein de dédain au sac pendant misérablement au bras de Michèle : « Je vois que tu rentres bredouille, une fois encore.

— J’ai fait de mon mieux, mais les maisons alentour sont complètement vides. Nous avons pris tout ce qu’il y avait à récupérer. Et en rentrant, j’ai vu arriver Angelo. J’ai d’abord cru que c’était un pillard, mais c’est un bon garçon. N’est-ce pas ?

— Oui, je ne vous veux aucun mal, je vous le promets », confirma le jeune homme, impressionné par la présence du vieillard qui, malgré sa petite taille, dégageait un charisme inattendu. « Je peux partager un repas avec vous, si vous le souhaitez. J’ai de quoi faire des pâtes si vous avez de feu.

— Nous avons un réchaud ! lança Michèle en se précipitant dans la cuisine de laquelle elle revint chargée d’une petite bonbonne de gaz surmontée d’un brûleur. Ça me rappellera le camping de ma jeunesse ! »

Lucien vida une bouteille dans une grande casserole, et tous trois attendirent que l’eau bouille comme des enfants impatients. Ils partagèrent ensuite des platées de spaghettis au ketchup en silence, assis en tailleur autour de la table basse, avec des bruits de succion gourmands. Une fois le repas englouti, Michèle proposa de faire une partie de belote, puisqu’ils étaient quatre. « Ça nous changera du scrabble! » Comme le froid s’installait peu à peu dans la pièce, Lucien alla sans un mot chercher un petit radiateur électrique qu’il sortit du placard du salon avec des précautions d’enfant de chœur maniant un calice. Il le brancha sur une rallonge dont il suivit le serpentin qui courait à travers la maison. Quelques instants plus tard, la pétarade lointaine d’un groupe électrogène se fit entendre. « Faudra quand même penser à trouver de l’essence, un de ces jours », dit-il en revenant.

La soirée se termina dans les cris de joie des vainqueurs ou les récriminations des perdants. Michèle indiqua à Angelo une pièce où il pourrait passer la nuit. C’était une petite chambre presque vide – on avait fait brûler les meubles dans la cheminée – où gisait un lit de fer sans matelas. Le jeune homme remercia son hôte, habitué à dormir dans de plus mauvaises conditions depuis bien longtemps. Il s’endormit au son d’une lointaine conversation des vieux dans le salon.

Il fut réveillé au petit matin par une délicieuse odeur qu’il avait presque oubliée : celle du café. Dans la cuisine, Lucien, Georges et Michèle, attablés devant leur bol de boisson fumante, se tournèrent vers lui à son entrée. « Venez vous joindre à nous. Le café est encore chaud !, lui dit la femme avec un maigre sourire.

— Merci beaucoup, je dois avouer que ce petit rituel matinal m’avait manqué.

— Nous parlions justement de réapprovisionnement avec Georges, lança Lucien. Hier, Michèle n’est pas parvenue à trouver ce qu’il nous fallait. Le problème, c’est que nous commençons vraiment à manquer de nourriture. Nous ne tiendrons guère plus de quelques jours, même en se rationnant. Bien sûr, nous n’allons pas vous voler vos vivres. Que pourraient bien faire trois petits vieux contre un athlète comme vous, hein ? Non… Nous pensions plutôt…

— Arrête Lucien, tu ne peux pas lui demander ça.

— Attends, Michèle. Ça ne coûte rien d’essayer. Ce que je veux te dire, c’est qu’il y a un supermarché à quelques encablures d’ici. Un vrai supermarché. Je le surveille depuis longtemps à la jumelle, et je suis sûr qu’il y a encore pas mal de choses à récupérer là-bas. De la nourriture. Quand la maladie a frappé, tout s’est passé très vite et je ne pense pas que les gens aient eu le temps de le dévaliser avant qu’il soit… trop tard. Bref, c’est un projet de casse, mais sans les embêtements du coffre-fort, si tu veux. Il suffit d’entrer les poches vides et de sortir avec de quoi nous nourrir pour plusieurs semaines. Nous avons un abri sûr, ici. Cette maison, c’est moi qui l’ai construite, et les Affamés ne sont pas près d’y mettre les pieds. Si tu pouvais faire ça pour nous, nous t’accueillerions avec plaisir. Et reconnaissance. »

Angelo ne sut que répondre, mais Michèle le rassura en lui disant de prendre le temps de la réflexion. De son côté, Lucien l’assura que le soir même, il ferait une ronde avec George pour éliminer les éventuels Affamés rôdant dans les parages.

Ils passèrent la fin de la matinée à jouer au Scrabble et à la belote, mais Angelo ne parvenait pas à s’amuser, trop préoccupé par la mission qui venait de lui être proposée. La perspective de ne plus avoir à errer et de vivre auprès des trois vieux lui semblait la meilleure qui soit, mais celle de devoir faire face à une meute d’Affamés le glaçait par avance.

Après un repas frugal, préparé une fois de plus avec les réserves du jeune homme, George et Lucien se rendirent dans l’une des chambres et en ressortirent armés de fusils. « On part à la chasse aux monstres », lança Lucien avec une désinvolture de façade. Lorsqu’ils furent sortis, Michèle serra le bras d’Angelo avec un sourire triste et fatigué sur le visage.

Les minutes s’écoulaient avec une lenteur suffocante.

Michèle et Angelo se lancèrent dans des parties de gin-rami que la vieille dame remportait avec régularité. Le jeune homme fit bonne figure, heureux de l’aider à se divertir et de trouver ainsi un moyen de repousser ses réflexions décisives à plus tard.

En fin de soirée, des détonations firent sursauter les deux joueurs perdus dans leurs stratégies. Michèle fut la première à la porte qu’elle entrouvrit prudemment. « Ils sont là-bas », souffla-t-elle en montrant le bout de la rue. Angelo vit Lucien et Georges revenir vers la maison, un cadavre gisant sur la chaussée derrière eux.

« C’est très calme », dit Lucien en franchissant l’entrée. « Il n’y avait qu’un Affamé qui rôdait dans les parages. Et c’est désert autour du supermarché, George peut en témoigner. Angelo, la voie est libre. Nous comptons tous sur toi. »

Sans que le garçon ait eu le temps de réfléchir, Georges lui tendit son sac à dos et l’aida à l’enfiler. « Ton précieux barda, sourit Lucien en lui tapant sur l’épaule.

— Sois prudent. Tu le sais, le bruit attire les Affamés comme le sang guide les requins », dit simplement Michèle d’une voix étranglée. Elle le serra fort dans ses bras. Lucien avait la main sur la poignée et referma la porte dès qu’Angelo eut franchi le seuil de la maison.

« Avons-nous bien fait ? demanda Michèle.

— Nous n’avions pas le choix, et tu étais d’accord, répliqua durement Lucien. De toute façon, c’est trop tard pour avoir des remords. Ce monde meurt, et ce jeune idiot n’a pas ce qu’il faut pour y survivre. »

Il ouvrit la porte du petit placard où les vivres qui se trouvaient la veille dans le sac d’Angelo avaient remplacé le radiateur. « On aura perdu de quoi se chauffer, mais on a de quoi tenir encore quelques jours. C’est le plus important, non ? » George se contenta d’inviter les autres à une énième partie de scrabble.

Dehors s’élevèrent les cris d’agonie déchirants d’Angelo alors que les Affamés, attirés par les détonations des fusils avaient surgi de l’ombre et l’écorchaient, le dépeçaient et l’éventraient, avant de le dévorer de leurs bouches avides.

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