AUX LIMITES DE LA RAISON

La première impression qui troua les ténèbres dans lesquelles était plongé Thomas fut la chaleur. Elle irradiait de l’arrière de son crâne, mais l’enveloppait également, couverture rassurante. Pour le reste, ce n’était que ténèbres. Un noir absolu qui gommait son corps et l’espace. Un néant où se perdait son souffle. Une absence de sensations qui lui donnait le vertige et la nausée. 

Thomas essaya de bouger, mais une douleur le cloua au sol, lui cisaillant la tête de part en part. Une gueule de bois comme seul un coup de matraque peut en provoquer. Et cette information n’était pas une bonne nouvelle. Surtout quand on travaille pour quelqu’un qui s’appelle monsieur Angelo. Se retrouver perdu ne pouvait vouloir dire qu’une chose : il vivait ses derniers instants, quelles que soient ses décisions à partir de maintenant.

Cependant, se trouver dans une situation totalement désespérée ne devait pas signifier abandonner tout espoir. « Tant qu’il y a de la vie… », n’est-ce pas ? Thomas devait faire rapidement le point avant d’être aveuglé par une lampe braquée sur ses rétines, ou l’éclair blanc d’une balle de 9 mm qui viendrait réduire son cerveau en purée.

Son cerveau. Son brillant cerveau. Celui qui lui avait permis de gravir les échelons, d’obtenir la confiance de tout le monde sans attirer les soupçons des enquêteurs. Thomas le magicien des chiffres, le roi du blanchiment d’argent sale. Le monsieur Propre de l’univers de la finance des narcotrafiquants. Une existence dorée, un accès à tous les plaisirs que la vie avait à offrir, avec pour seuls sacrifices le choix de la solitude et l’abandon de la morale. Mais pour ce que les deux avaient à apporter, il les avait toujours considérées comme des règles et non comme des sacrifices. De règles qui ne devaient jamais faire oublier la seule loi qui vaille. Pas celle qu’appliquait la justice au commun des mortels. La loi du milieu. La seule qui ait son importance : on ne pique pas dans la caisse.

Tout d’abord, Thomas avait suivi scrupuleusement ce principe. Il jonglait avec des millions, les faisant valser d’un compte au Panama à un autre paradis fiscal, franchissant les portes virtuelles des sociétés-écrans pour perdre les enquêteurs financiers. Il avait les clefs du château, un passe-partout lui permettant d’emprunter des couloirs dérobés, ses sacs d’argent numériques sur le dos, semant les agents éventuellement lancés à ses trousses. Et puis, avec la certitude de son talent, il avait su qu’il était capable de disparaître aux yeux de n’importe qui. Y compris de monsieur Angelo. De petites sommes, d’abord. Et puis de plus en plus. Était-ce pour ressentir quelque chose, enfin ? Ou simplement parce qu’il en était capable et que, dans ces conditions, il aurait été stupide de ne pas le faire.

Pour l’heure, il ressentait des douleurs dans tout son corps qui se réveillait, et les premiers picotements de la terreur face à la mort qui s’annonçait. Dans ce lieu invisible, inconnu et impossible à localiser. Il se retrouvait dans la situation des millions qu’il avait fait se volatiliser au cours des ans. Nulle part. Un nulle part accessible au seul monsieur Angelo.

Malgré la douleur qui le tenaillait et la nausée qui lui mettait le cœur au bord des lèvres, Thomas tenta de bouger un peu. Il sentit tout de suite les limites dures qui l’entravaient. Impossible d’étendre les jambes. Il se trouvait dans une boîte. Il s’interdit immédiatement de penser plus avant, mais l’image du cercueil dans lequel on l’avait enterré vivant s’imposa malgré lui. Fichu cerveau, incapable de ne pas fonctionner plus vite que sa volonté. Mourir d’asphyxie au milieu du désert n’avait rien de plaisant, il n’en doutait pas une seule seconde. Non. Ce dont il doutait, en revanche, c’était de se trouver réellement six pieds sous terre. Il avait sans doute passé plusieurs heures enfermé dans cette boîte, et même en étant en état de sommeil, il avait continué à respirer. Et donc à consommer de l’oxygène. Or, cette boîte qui le contenait de façon bien inconfortable ne semblait pas mesurer plus d’un mètre vingt de longueur, soit une capacité de deux-cent-cinquante litres. En supprimant l’encombrement de son propre corps, soit environ soixante-quinze litres, on arrivait donc à un volume restant de cent-soixante-quinze litres. À raison d’un volume pulmonaire d’un demi-litre, il faudrait donc trois-cent-cinquante cycles pour consommer tout l’oxygène contenu dans l’air ambiant. Au rythme d’une respiration de quatre secondes, cela correspondrait à… moins d’une demi-heure d’autonomie. Or, il n’était pas mort. Donc, il n’était pas enseveli sous une tonne de terre. Et c’était une bonne nouvelle.

En revanche, dans sa gesticulation désordonnée, il avait remarqué que ses mains étaient entravées dans son dos. Selon toute logique, il était donc piégé dans une malle, et était censé vivre ses derniers moments sur Terre. Il était dans l’attente de la punition que lui avait réservée monsieur Angelo. Et son seul espoir serait d’avoir droit à une mort rapide et indolore. Mais, même de cela, il ne pouvait être sûr à l’instant.

Ses jambes étaient libres pour leur part, dans les limites très étroites de la caisse dans laquelle il se trouvait. En essayant de déplacer ses épaules, il sentit des objets durs bouger sous son corps. Durs et tranchants. Celui qui avait en charge sa mise à mort avait dû trouver plus efficace de placer le condamné et les instruments qui l’aideraient dans l’exécution de sa sentence au même endroit. Un homme ayant le sens pratique. Froidement calculateur. Quelqu’un qui ne se laisserait pas convaincre ni attendrir. On n’en attendait guère plus de ce genre de bourreau privé.

Thomas ne pouvait compter que sur sa capacité d’analyse pour faire mentir les probabilités. Et cela tombait bien : les chiffres, c’était toute sa vie. Avant toute chose, il devait parvenir à libérer ses mains afin d’avoir une chance de se défendre, une fois que l’autre ouvrirait le couvercle de ce qui était censé devenir son cercueil.

Il bougea les doigts, effleurant des arêtes tantôt rugueuses, tantôt râpeuses. Couteaux, hache, scies en tout genre, pinces coupantes… La quincaillerie habituelle pour faire disparaître un corps en l’éparpillant aux quatre vents. Il toucha ce qu’il espérait trouver : la lame d’une scie à métaux. Il se tortilla, essayant de faire le moins de bruit possible, et parvint à la coincer sous sa hanche. Ainsi stabilisée, elle devrait lui permettre de trancher ses liens. Il fit des mouvements de va-et-vient avec ses avant-bras, sentant la lame mordre la chair dès qu’il calculait mal la trajectoire à suivre. Ce qui arrivait souvent et n’avait rien d’étonnant dans cet environnement aveugle. Il sentait l’écoulement du sang sur sa peau, poissant les manches et le dos de sa chemise. Mais en même temps, son lien perdait de sa force à mesure que les dents de la scie l’entamaient plus profondément. Tout comme Churchill, il n’avait pour l’heure à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. Ses joues étaient baignées de pleurs, et son dos moite de sang et de transpiration. Son souffle rauque résonnait contre les parois si proches de lui comme un animal cherchant à se libérer d’un piège quitte à ronger sa propre patte.

À l’instant où son lien cédait enfin, Thomas entendit des pas approcher. Un bruit de plancher de bois qui craquait, trahissant l’approche du bourreau. Le temps pressait. Un son creux. Ce n’était donc pas le plancher d’un immeuble de béton, mais plus probablement celui d’une cabane. Perdue au milieu d’une forêt, évidemment, offrant de nombreuses possibilités d’enfouissement d’un corps. Ou de morceaux d’humain.

« Alors, ça va là-dedans ? On aurait aimé un capitonnage, peut-être ? », rigola l’autre. Un comique. Mais celui prend le temps d’imaginer des plaisanteries – aussi douteuses soient-elles – est sûr de son organisation. C’était un mauvais point. Un de plus. D’un autre côté, qui était sûr de lui laissait espérer qu’il ne se méfierait pas suffisamment. Thomas n’avait pas dit son dernier mot.

Comme le bourreau sifflait joyeusement – pour lui mettre les nerfs à vif, très certainement –, Thomas en profita pour reprendre son exploration tactile. La scie à métaux. Ridicule et incapable de provoquer une blessure conséquente en cas d’attaque. Et son potentiel d’intimidation était inverse à sa capacité à déclencher l’hilarité si Thomas la brandissait contre son agresseur.

Une paire de pinces coupantes. Lame trop courte. « Alors, on a énervé monsieur Angelo ? Il faut vraiment être stupide pour faire une telle chose, non ? » Un homme qui aime poser des questions. Ou qui doute. Quelqu’un qui n’a pas les réponses, en tout cas. Un simple commis qu’on envoie aux basses œuvres. Certainement plus stupide que Thomas l’avait jamais été.

Une petite hache. Candidat sérieux, mais manche un peu court nécessitant un coup très précis pour être fatal. « Qu’est-ce que tu as fait, hein ? Tu es allé bavé chez les flics ? Tu as fait du gringue à la mauvaise fille ? Tu as raconté ta vie dans un bar ? » L’autre avait repris sa marche vers la malle. Thomas restait muet, tout entier concentré sur sa fouille qu’il tentait de garder discrète, réduisant drastiquement son efficacité. Sans compter qu’il devait lutter contre cette maudite nausée qui ne le quittait pas. Le soliloque de l’inconnu lui apportait une autre information cruciale : la probabilité qu’il fût seul était très élevée. Dans le cas contraire, il aurait fait profiter son comparse de ses traits qu’il devait estimer spirituels.

« Je n’ai jamais compris pourquoi il fallait toujours que vous finissiez par faire une connerie. » Première affirmation. Pour confirmer le fait qu’il ne comprenait rien à rien. Ce n’était pas ce qu’on attendait de lui, évidemment, mais cela faisait les affaires de Thomas. Continue à parler et à ne rien comprendre. La seule réponse que tu auras sera la cause de ta mort.

Un bruit de cadenas que l’on malmène. Thomas aurait espéré bénéficier d’un peu plus de temps pour préparer sa riposte. Le couvercle de la malle s’entrouvrit, le forçant à fermer la main sur l’objet qui se trouvait en dessous. Un épais disque de scie circulaire aux dents étudiées pour mordre le bois le plus dur. La lueur sépulcrale des lieux l’éblouit presque tant ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité de sa geôle transportable. « Allez, debout. »

Thomas se sentit soulevé sous une aisselle. Une force peu commune. Sa vision qui retrouvait un semblant d’efficacité dessina la silhouette d’un homme trapu, très large d’épaules, un peu plus grand que lui. Crâne rasé, tatouages sur les avant-bras, chemise entrouverte sur des pectoraux roulant à chaque mouvement de bras. Une brute. Armée d’un pistolet dans sa main libre. La torture n’était donc pas au menu du jour, et les outils apportés ne seraient utilisés que post-mortem. Pour ce qu’elle valait, la nouvelle lui apporta un peu de réconfort.

Thomas chancelait légèrement sur ses jambes, étourdi par sa longue position allongée, le manque de mouvements et l’inconscience dans laquelle le coup l’avait plongé. Les yeux larmoyants sous la lumière et en conséquence de la douleur qu’il s’était lui-même infligé pour se libérer, il ne distinguait presque rien de la cabane décorée de façon douteuse dans le style pêcheur. 

« C’est la fin, non ? Tu as un truc à dire pour la postérité ? » Le type levait le canon de son arme vers sa poitrine. Il aurait crié « meurs ! » s’il avait eu un tant soit peu le sens du drame, mais Thomas ne s’intéressait pas aux émotions. Seulement à l’efficacité d’une réflexion froidement mathématique. Il jeta le bras droit en avant, vers la gorge du tueur. Qu’il manqua de peu, n’y laissant qu’une entaille superficielle. L’homme écarquilla les yeux, surpris par ce changement de paradigme, sans pouvoir l’exprimer de la sorte, bien sûr. Il fit quelques pas en arrière comme pour mieux analyser la situation. Puis en arriva à la seule conclusion qu’il connaissait : il tira. Thomas sentit une douleur aigüe dans la poitrine et l’avant-bras. Sonné, il jeta malgré tout un œil vers son cœur. Le disque de la scie qu’il tenait toujours en main était déformé par la balle qui s’y était fichée.

« Hé bah, mon vieux, tu serais pas sacrément verni, toi ? » Thomas aurait bien proposé un exposé sur les probabilités à l’imbécile qu’il avait en face de lui, s’il ne s’était justement pas agi d’un imbécile patenté. Il déplia de nouveau le bras en avant, projetant le disque vers son agresseur. L’arme improvisée se ficha dans le visage de l’autre, avec un bruit sourd, comme la cognée d’une hache qui s’enfonce dans le tronc d’un arbre au bois humide et serré. La blessure s’étendait en travers de sa figure, formant un axe d’une vingtaine de degrés depuis l’œil droit jusqu’à la commissure gauche. L’arête du nez semblait avoir été avalée par la tête, comme aspirée de l’intérieur. L’inconnu resta ainsi quelques instants, en équilibre instable entre la vie et la mort, avant que la gravité ne fît son effet. Son corps bascula en arrière avec un bruit creux lorsqu’il toucha le sol.

Thomas se mit enfin à trembler, son cerveau sifflant le début de sa récréation. Le corps pouvait reprendre ses droits et frémir, transpirer, pleurer, voire défaillir. La mission cérébrale était terminée, le danger écarté. Synapses et neurones pouvaient s’offrir un repos mérité. Il s’assit à côté du corps de son bourreau qui était secoué de spasmes spectaculaires et dégorgeait de sang. Sans réfléchir, il se saisit du pistolet qui pourrait toujours servir, si ses calculs se révélaient faux et qu’un acolyte faisait soudain irruption par la petite porte située en haut d’une courte volée de marches de bois.

Quelques minutes s’écoulèrent que Thomas mit à profit pour reprendre son souffle et ses esprits. Faire le point. Les yeux fermés, il envisageait différents scénarios pour la suite. Échapper à la colère de monsieur Angelo ne serait pas facile. Mais bénéficier de l’avantage de passer pour mort et d’un accès à de nombreux comptes secrets devrait lui permettre de disparaître rapidement.

Thomas rouvrit les yeux et se releva. Pour la première fois, il voyait pleinement son environnement. Et s’étonna de la faible hauteur du plafond. Ainsi que des fenêtres, rondes et bordées de cuivre qui donnaient l’impression de se trouver dans la maison d’un gnome. Des hublots. L’évidence le frappa alors. Sa nausée persistante n’était pas le symptôme d’un traumatisme crânien, mais un simple mal de mer. 

Il se précipita vers la porte qu’il ouvrit d’une poussée angoissée. Sur le pont, il vit une étendue d’eau à perte de vue. Dans le ciel, des nuages d’un noir sinistre. Et au loin, un déluge qui approchait. Thomas avait toujours eu le don pour les mathématiques et les probabilités. Celles de sortir vivant d’une tempête au milieu d’un océan quand on n’a jamais fait de voile étaient proches de zéro. La seule chose qu’il avait vue juste dans tout cela, c’était qu’il allait bel et bien disparaître.

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