DOS AU MUR

Anna lâcha un juron entre ses dents serrées sur la lanière de son sac à main. Elle se maudit tout de suite, bien que la petite Jeanne, suspendue à son ventre dans le porte-bébé, fût trop petite pour en saisir toute la vulgarité. Comment en vouloir à la jeune femme qui se retrouvait sur le seuil de son appartement, de lourds cabas pesant sur ses avant-bras, un bébé tirant sur ses épaules, et son sac à main l’empêchant de voir la serrure où elle essayait de faire pénétrer sa clef ? Gravir quatre étages sans ascenseur en étant chargée comme un animal de bât pour se retrouver incapable de rentrer chez elle était bien plus que son sens de l’humour ne pouvait supporter. Surtout après avoir passé une demi-heure dans les allées du supermarché pour acheter tout ce qui était nécessaire à l’intendance.

Debout sur le palier, elle sentait les signaux de détresse que son dos lui envoyait, la suppliant de s’asseoir au plus vite et de le soulager de toute cette charge. Elle savait que si elle n’obtempérait pas rapidement, il ne le lui pardonnerait pas, la punissant en la métamorphosant en vieille femme bossue au pas de tortue. Son dos était une jeteuse de sorts impatiente, acariâtre et terriblement rancunière. Inutile, elle le savait, de chercher à se racheter après : c’était toujours trop tard pour ses lombaires fatiguées.

Elle finit par déverrouiller la porte qu’elle ouvrit d’une poussée du genou, se faufila dans l’entrée encombrée d’une console où reposait un vide-poches dans lequel elle fit tomber son trousseau de clefs. Elle fit quelques pas maladroits jusque dans la cuisine où, dans un ultime effort, elle parvint à poser ses cabas sur le plan de travail. Jeanne la regardait d’un air pénétré. Elle semblait lui dire : « Vraiment, maman ? Tu dois t’imposer tout cela ? Papa ne pourrait pas te donner un coup de main une fois de temps en temps ? » « Ma chérie », lui dit-elle en souriant, « j’espère que cela te servira de leçon et que tu feras preuve de plus de discernement que moi lorsque viendra le moment de décider avec qui tu passeras tes journées… » L’enfant se mit à pleurer. Anna savait bien que son bébé ne pouvait pas comprendre ce qu’elle venait de dire – à six mois, elle avait encore la chance de pouvoir vivre dans une naïveté absolue –, et que ces larmes ne signifiaient qu’une chose : maman, change-moi vite !

Lorsqu’elle put enfin déposer Jeanne sur la table à langer, après s’être extirpée du porte-bébé et de son manteau, Anna souffla profondément. Son dos était fait d’un bois dur et cassant dont elle sentait les échardes lui piquer les reins. Elle changea sa fille avec d’infinies précautions, autant pour sa fille que pour elle. Se sentir aussi vulnérable qu’un nouveau-né n’était pas une impression agréable pour une belle jeune femme de trente ans, mais le rhumatologue ne lui avait laissé aucun espoir. Comme sa fille, ses deux hernies discales l’accompagneraient jusqu’à la mort.

Elle avait à peine terminé d’habiller Jeanne qu’elle entendit son téléphone portable l’appeler avec autant d’insistance qu’un bébé affamé. Elle prit l’enfant dans ses bras et se rendit dans le salon en répétant « J’arrive, j’arrive… » avec aussi peu de résultat que lorsque Jeanne hurlait en pleine nuit pour réclamer son biberon. L’écran affichait « Maman ».

« Coucou…
— Ah ! Ma chérie ! Je commençais à m’inquiéter ! Tu vas bien au moins, il n’y a pas de problème ?

— Non, RAS, tout est calme…
— Tu as une drôle de voix. C’est ton dos qui te fait souffrir le martyre, c’est ça ? Tu es encore partie faire des courses toute seule et tu en paies le prix.
— Maman…
— Non. Tu sais que j’ai raison. Et que Fred n’est qu’un bon à rien, ou plutôt qu’il n’est bon qu’à t’user la santé. Quand on te voit, on ne pense pas à une jeune mère épanouie, mais à une vieille femme usée par une vie de labeur !
— Écoute, maman, je dois te laisser, Jeanne a faim et je dois aller lui préparer son biberon. »

Anna raccrocha sur quelques mots plus gentils de sa mère et reposa le téléphone sur la table basse, à côté de son sac à main. Elle retourna à la cuisine pour préparer le repas de sa fille, les larmes au bord des yeux. Elle savait que sa mère avait raison. Si Fred n’était pas totalement un bon à rien, il était loin d’être le gendre idéal et surtout le compagnon de ses rêves. Il avait toujours préféré prendre du bon temps que ses responsabilités. Et c’est ce qui l’avait séduite : il incarnait toute la légèreté dont sa mère était dépourvue. Pour lui, demain était un autre jour, et aujourd’hui serait vite oublié. Il semblait doté d’une armure étrange, non pas en métal sur lequel les coups résonnent en martèlements guerriers, mais en caoutchouc sur lequel ils n’avaient aucune prise, aucun effet notable. Ce n’était pas un homme qui serrait les poings, mais qui haussait les épaules. Cette insouciance l’avait porté longtemps, lui faisant oublier les problèmes et leurs conséquences. Elle ne réfléchissait plus. Quand Jeanne était apparue sur l’écran du moniteur d’échographie, il avait cependant fallu qu’elle quitte le cours tranquille de son fleuve d’insouciance pour remonter péniblement sur une rive aux cailloux saillants qui lui avait blessé les pieds. Là où l’attendait sa mère avec l’air de dire : et maintenant, que vas-tu faire, ma grande ? Si les neuf mois avaient paru longs, ils l’avaient au moins préparée aux six qui avaient suivi l’accouchement. Fred était toujours allongé sur son radeau à fumer des joints quand Anna devait s’épuiser à tout gérer. Le quitter lui aurait évité d’avoir à prendre en charge ses repas et sa lessive, mais même de cela elle n’avait plus la force. De cette métaphore aquatique, elle ne tira pour l’instant qu’une chose : l’envie de prendre un bain pour oublier, elle aussi.

Quand le biberon de Jeanne fut vidé, elle prit sa fille dans ses bras en grimaçant – maudites vertèbres L5-S1 ! –, fit une ronde tressautante dans le salon pour que retentisse le rot de soulagement, et alla la coucher dans sa chambre. Jeanne avait hérité cela de son père : après le repas, elle tombait comme un ivrogne repu. Elle quitta la pièce à reculons, ferma la porte sans bruit et se rendit dans la salle de bain, lieu de repos et de méditation quand il n’y avait pas à s’occuper du bébé.

Elle aurait aimé que la pièce ne soit pas presque totalement occupée par tout ce matériel de puériculture : table à langer, sèche-bébé électrique, huiles de massage pour le corps, paquets de couches et de lingettes, peignoirs de bain taille poupée, pyjamas propres… On était loin du havre de paix à la lumière tamisée par quelques bougies parfumées, baigné d’une musique éthérée. Chopin y avait moins ses habitudes qu’Henri Dès, malheureusement.

Le glouglou joyeux de l’eau remplissant la baignoire lui fit le plus grand bien. Anna retira son large pull maculé de taches de régurgitation, et fit tomber son pantalon en se trémoussant joyeusement – trouvant même l’énergie de l’expédier à l’autre bout de la pièce. Elle se dirigeait vers la baignoire quand elle pesta : elle venait de marcher sur l’un des jouets de Jeanne, un téléphone en plastique qui imitait parfaitement un smartphone. Une initiative idiote – une de plus – qu’avait eue Fred en revenant un soir. Anna avait eu beau lui dire qu’habituer un bébé à utiliser des écrans était une très mauvaise idée, il était resté content de lui devant les babillages de sa fille qui tripotait l’objet et riait quand la sonnerie retentissait joyeusement. De fait, Anna avait perdu la bataille, Jeanne adorant ce maudit jouet, le seul à même de la consoler quand elle souffrait de temps à autre d’une irritation, d’une poussée dentaire ou d’une colique. Anna le poussa du pied, et il finit sa course près de la cuvette des toilettes. Loin des yeux, loin du cœur. « Quelle mauvaise mère tu fais ! Priver ton enfant de son jouet favori ! » Anna sentit la honte lui rougir les joues, et se pencha pour ramasser le petit téléphone en plastique.

Une décharge électrique lui parcourut les jambes. L’impression que ses vertèbres glissaient l’une sur l’autre, s’écroulant comme les colonnes de cubes instables que construisait Jeanne. Elle tomba, entraînant dans sa chute tout ce qui se trouvait sur la table à langer. Un cri aigu s’échappa de sa gorge, bête folle se cognant contre les murs, couvrant l’explosion cristalline de la bouteille d’huile de massage qui se brisa sur le carrelage.

Mes jambes. Où sont passées mes jambes ?

Anna était affalée, coupée en deux au niveau des hanches. Et une flèche s’était fichée dans le bas de son dos. Ou plutôt une lance. Une hallebarde. Une arme monstrueuse plantée profondément qui lui envoyait des décharges d’une douleur inconcevable à chacun de ses mouvements.

Paraplégique. Je suis devenue paraplégique ! Mon Dieu, ce n’est pas vrai !

Anna avait le cœur au bord des lèvres. Il était remonté de sa cage thoracique qu’il avait martelée furieusement, terrorisé lui aussi de finir sa vie dans un corps brisé. Mais ce n’était pas possible. On ne pouvait pas devenir infirme pour avoir essayé de ramasser un maudit jouet en plastique !

Les paroles de son rhumatologue lui revinrent. Les schémas qu’il lui avait montrés. La maquette du bas de la colonne vertébrale qu’il agitait comme une marionnette grotesque. Les hernies qui la faisant tant souffrir, dont celle située entre les vertèbres L5 et S1, ces disques mal positionnés dont le glissement finissait par compresser les nerfs. Faire attention à chaque instant, traiter son dos avec autant de douceur et d’attentions que son nouveau-né. Mais comment tenir cet engagement avec une petite fille qui attend tout d’elle, un compagnon qui ne pense qu’à lui et une mère fâchée qui refuse de la voir aussi mal accompagnée ?

Anna tenta de se relever, malgré ses jambes mortes, mais une nouvelle décharge de pure douleur la dissuada immédiatement. Sur le dos, la souffrance était insoutenable, son dos creusé donnant l’impression de devoir se briser net. Sur le ventre, ce ne serait guère mieux, elle le savait d’expérience. Elle tenta de ramper en restant sur le côté, s’accrochant aux pieds des meubles de la salle de bain. Par la porte ouverte, elle voyait, sur la table basse du salon, son téléphone portable. Guère plus de cinq mètres. Au rythme de sa reptation, il lui faudrait bien deux heures pour l’atteindre et appeler les secours. Fred, ou plus sûrement les pompiers. Elle était à bout de souffle, vidée de toute énergie, incapable de poursuivre sa progression qui n’en portait que le nom. Si au moins son compagnon avait été là, il aurait pu la soulager en lui roulant l’un des joints d’herbe dont il avait le secret. Elle sentirait la fumée âcre lui déchirer la gorge, et très vite la douce torpeur éveillée qui engourdirait toutes les sensations, toutes les douleurs. L’herbe. C’était la seule passion de Fred. Sa raison de vivre, et son gagne-pain. Il en faisait pousser des plants dans une armoire équipée de lampes spéciales dans leur chambre. Un beau meuble imposant dont elle avait hérité de sa grand-mère quelques années plus tôt. Qui sait ce que l’ancêtre aurait pensé de cette reconversion ? La marijuana avait occupé toutes les pensées de son compagnon, devenant son moyen d’évasion et sa seule source de revenus. Sa porte d’entrée dans un monde secret dont elle ne voulait rien savoir.

Elle tendit un bras, tenta une nouvelle fois de sortir de la petite pièce pour appeler les secours. La traction lui tira un cri de douleur qu’elle parvint à étouffer. Surtout, ne pas réveiller Jeanne, ne pas la laisser dans l’angoisse d’un retour à la conscience sans sa mère à ses côtés. Elle prit une profonde inspiration, et tira de nouveau. Quelques centimètres parcourus au prix d’une souffrance intolérable.

Un bruit de clefs sur le palier. Ce n’est pas trop tôt, se dit Anna. Quand elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir, elle appela : « Fred ! Je suis dans la salle de bain ! Viens m’aider ! » Cela faisait trois jours qu’elle n’avait plus de nouvelles. Au moins a-t-il le sens du timing, se dit-elle en se détendant avec précautions.

Mais les pas qui traversaient l’entrée n’étaient pas ceux de Fred. Une démarche de chat, feutrée, qui cherche à se rapprocher et à surprendre sa proie. Un homme fit irruption dans le salon. La trentaine, sweat à capuche rabattue sur la tête, bas de jogging, baskets de marque. Anna ne l’avait jamais vu auparavant. Devant l’inconnu qui s’avançait, Anna prit soudain conscience de sa nudité. Elle attrapa une serviette tombée au sol dans sa chute, et couvrit piteusement une partie de son corps.

« Qui êtes-vous ? souffla-t-elle depuis la salle de bain.
— Ferme ta bouche ! Tu la fermes ou je te fume ! C’est compris ? »

Il ne parlait pas, il aboyait. Anna se sentait doublement paralysée : par la douleur, et maintenant par une terreur sourde qui lui répétait en silence qu’elle allait mourir. L’homme se dirigea vers le salon, avisa le téléphone sur la table basse, le poussa d’une pichenette et l’écrasa d’un coup de talon sur le sol. Il avait agi rapidement, visiblement habitué à ce genre de situation. Ce qui ne faisait qu’accentuer la peur qui tordait le ventre d’Anna. L’inconnu disparut ensuite de son champ de vision réduit par la porte de salle de bain, et elle n’eut plus que ses oreilles pour tenter de comprendre ce qui se passait.

Elle entendait des bruits sourds dans l’appartement, des chocs d’objets tombant au sol, où ils se brisaient parfois. Il mettait tout à sac. S’il cherchait de l’argent, il avait visiblement mal choisi sa cible. Fred dépensait bien plus que ses combines ne lui rapportaient, et Anna ne pouvait compter que sur ses maigres allocations familiales. Elle ne transportait jamais plus de quarante euros dans son porte-monnaie. Et le vandale n’avait même pas jeté un coup d’œil à son sac à main, encore posé sur la table basse…

« Il l’a mis où ? cria l’inconnu en apparaissant soudainement du couloir de la chambre.
— De quoi parlez-vous ?
— Te fous pas de moi ! Tu me dis où Fred l’a mis, sinon je te la joue tortionnaire ! »

Anna ignorait totalement de quoi il lui parlait. Elle était assommée par cette révélation plus que par un coup qu’elle aurait reçu : Fred et lui se connaissaient. Fred qu’elle n’avait pas vu depuis plusieurs jours était à l’origine de cette intrusion insensée dans sa vie. La douleur qui lui traversa de nouveau le bas du dos lorsqu’il la saisit par les cheveux la ramena à la réalité.

« Tu parles ou tu préfères que je te pouillave d’abord ? Mais tu vas parler, la vie de ma reum !
— Je vous jure que je ne sais pas de quoi vous parlez ! Que cherchez-vous au juste ?
— La thune, putain ! Tu me dis où elle est : tout de suite !
— Je l’ignore… Où est Fred ? Qu’avez-vous fait de lui ?
— Il est à la cave.
— À la cave ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Pas la cave. La Cave. C’est là qu’on met les bolos comme lui. Il a essayé de me rotka, mais il savait pas qui je suis. Maintenant, il sait.
— Mais… s’il vous a volé de l’argent, demandez-lui directement où il l’a mis !
— Tu me prends pour un golmon ou quoi ? Évidemment que je lui ai demandé. Et j’y ai mis les formes, crois-moi. Mais tout ce qu’il a pu dire, c’est qu’il l’avait cachée chez lui, juste je sais pas où.
— Vous ne pouviez pas lui demander ?
— T’es con ou quoi ? Il est crevé, ce naze, sinon je chercherai pas. Mais toi, tu vas me le dire maintenant, on arrête de jouer. »

Le gouffre dans lequel Anna tombait s’élargit encore, la happant vers un no man’s land de souffrance et d’incompréhension. Fred était mort. Il avait été tué par ce fou furieux après avoir subi Dieu sait quelles tortures… De quel enfer avait-il ouvert la porte en croyant, une fois encore, déboucher sur la solution à ses problèmes ?

Sa chute fut interrompue ; de la chambre, un son s’éleva. Une complainte d’abord légère, qui se mua vite en babillages joyeux. Jeanne s’était réveillée. « C’est quoi ce sbeul ? », lança le jeune homme qui se dirigeait déjà vers la chambre. Anna poussa un cri qui le stoppa net. Il la questionna d’un regard incisif, et elle répondit : « C’est ma fille, s’il vous plait, ne lui faites pas de mal.
— Tu me fais pas perdre mon temps, je la laisse tranquille. Tu continues à me bourrer le mou, wallah, j’la défonce. »

Il disparut une fois de plus, allant vérifier que Jeanne était bien seule dans sa chambre. Instinct de survie presque animal. L’idée de savoir sa fille à proximité de cette brute électrisa Anna, sorte de défibrillateur mental qui la sortit de cette sorte de coma dans lequel elle était plongée depuis cette irruption dans sa vie. Elle devait agir. Trouver une solution au plus vite. Mais comment faire alors qu’elle était réduite à une demi-personne, une paraplégique incapable de sortir de cette salle de bain ? Elle regarda autour d’elle et ne vit rien qui pût l’aider : un tapis absorbant recouvert en partie par tout ce qui était tombé avec elle. Couches, sèche-bébé électrique, serviettes, lingettes, coussin de la table à langer… Elle ne risquait pas de mettre la main sur la moindre arme ici, le mot d’ordre étant de rendre les lieux parfaitement inoffensifs depuis la naissance du bébé ! Il lui fallait gagner du temps, éloigner l’inconnu afin de trouver de l’aide d’une façon ou d’une autre.

« Alors ? T’as réfléchi ? Tu vas me dire où il a planqué la maille ?
— Je l’ignore, je vous le jure… Mais peut-être… » Une idée venait de lui traverser l’esprit. « Peut-être Fred l’a-t-il caché dans notre cave ? Les clefs sont accrochées à côté de la porte d’entrée. Allez vérifier. Je ne risque pas d’aller bien loin, vous savez, ajouta-t-elle avec un sourire piteux en essayant de l’amadouer.
— Ouais. D’accord, mais me prends pas pour une baltringue. Je prends la gamine avec moi. Tu fais un truc haram, elle crève. Pigé ? »

Anna hocha la tête, les yeux pleins de larmes, vaincue. Elle le vit quitter l’appartement quelques instants plus tard, Jeanne perdue dans ses bras. La reverrait-elle ?

Dès qu’il eut refermé la porte derrière lui, Anna jeta une nouvelle fois un œil sur la salle de bain, à la recherche d’une idée. Elle remarqua le sèche-bébé électrique, sorte de sèche-cheveux au souffle tiède encore branché à la prise murale. Pousser l’inconnu dans le bain et y jeter l’appareil le tuerait sans aucun doute, se dit-elle. Mais comment faire ? Elle ne pouvait pas, dans son état, se mettre debout, attendre son agresseur, cachée derrière la porte, et le pousser par surprise ! C’était une idée digne de Fred… Inutile et chimérique. Puis le téléphone près des toilettes accrocha son regard. Et une solution commença à se dessiner. Une solution aléatoire et improbable, mais la seule qui lui vint avec une chance de succès qui ne fût pas totalement nulle. Tout d’abord, il fallait attraper ce jouet de malheur…

Anna commença à ramper vers le téléphone, son avant-bras écrasant les éclats de verre de la bouteille d’huile qui se fichaient dans sa peau et griffaient son ventre. La douleur aurait été intolérable si elle n’avait pas déjà cette brûlure infernale au creux des reins. Comme une épilation du maillot pendant un accouchement. Désagréable mais insignifiant. La distance lui paraissait infranchissable. Le carrelage rendu glissant par l’huile ne facilitait pas sa tâche, et, les mâchoires crispées par l’effort, elle vivait un cauchemar où l’espace se déformait au-delà de toute réalité. Elle haletait, sentant les secondes s’écouler et voyant venir le moment où le tueur allait ouvrir la porte à la volée et lui faire payer son mensonge. Épuisée, elle n’était plus qu’à quelques centimètres de l’objet de sa convoitise. Sa main tremblait, son épaule était douloureuse, son avant-bras en sang et son ventre lacéré. Encore un effort ! Courage ! Elle tendit le bras, touchant le téléphone du bout des doigts, incapable de le saisir à cause de l’huile qui les rendait glissants. La clef joua dans la serrure de l’entrée. Anna prit une grande inspiration et fit un bond maladroit en avant. Elle pleurait quand la porte s’écarta, gardant à grand-peine les yeux ouverts pour ne pas sombrer dans l’inconscience que son corps appelait à grands élancements douloureux. Surmonter la souffrance, se forcer à respirer profondément, renvoyer la douleur là d’où elle venait, repenser à la méthode d’accouchement. Tout faire pour garder les idées claires.

« Tu t’es bien foutu de ma gueule, sale karba ! » L’homme était hors de lui, serrant Jeanne dans son bras comme s’il s’était agi d’un vulgaire baluchon. La tête de la petite ballottait misérablement avec un air où se disputaient l’incompréhension et une tristesse infinie. Sa bouche avait cette petite moue fragile annonçant une crise de larmes irrépressible. Son visage prit soudain une teinte rouge prononcée et elle vomit tout le lait qu’elle avait ingurgité plus tôt, envoyant un long jet blanchâtre à l’odeur acide et rance. L’homme jura une nouvelle fois, et posant Jeanne sans délicatesse sur le canapé où elle se mit à pleurer de colère et de frustration. « Putain, je vais t’écarter et ta reum après ! »

Dans la salle de bain, Anna se redressa légèrement, approcha le téléphone de son oreille et dit d’une voix claire et forte : « Allo ? Police ? » Elle le fixait droit dans les yeux, d’un air de défi presque victorieux. Fou de rage, il s’élança sans hésiter, le regard de celui qui a l’habitude de tuer. Il était athlétique, déterminé et cruel, tout son être concentré sur l’imminente mise à mort de la jeune femme.

Lorsqu’il mit un pied dans la salle de bain, la semelle de sa chaussure, se posant sur la flaque d’huile, ne trouva aucune adhérence. Sa jambe décrivit une parabole ascendante, entraînant le reste du corps dans une danse mortelle. Anna fut surprise du bruit pesant et dur que fit sa tête en heurtant le carrelage. Elle se serait attendue à voir un carreau voler en éclats, ou son crâne se fendre comme un fruit trop mûr, répandant la pulpe de son cerveau par terre. Mais l’inconnu se contenta de s’écrouler au sol grotesquement, la tête formant un angle anormal avec le reste du corps. Un dormeur à la position inconfortable, presque écœurante.

Anna laissait les larmes inonder son visage. Elle rampait avec l’énergie du désespoir vers Jeanne, serrant encore le téléphone comme si elle avait oublié qu’il n’était qu’un leurre. La main crispée sur le jouet, elle jetait son avant-bras en avant, le ramenait à elle, insensible au fouissage de souffrance qui labourait le bas de son dos. Elle trainait ses jambes et son corps, boulets l’empêchant de retrouver Jeanne, de la prendre dans ses bras pour la consoler et la rassurer. Elle avait parcouru la moitié du chemin quand elle entendit l’homme l’appeler.

« Sale biatch ! Reviens là ! Putain, qu’est-ce t’as fait ? Qu’est-ce tu m’as fait ? Reviens ! Aide-moi, putain ! J’vais te buter, sur ma vie ! » Il criait avec autant de rage que de sanglots dans la voix. Elle se retourna, et le vit tordre la tête en tout sens, son corps mort au-dessous des vertèbres cervicales brisées. « Écoute, mon grand », répondit-elle avec le plus grand calme, « tu ne vas plus jamais buter personne, je peux te le promettre. Et je ne sais pas de combien d’années de prison tu vas écoper, mais une chose est sure, tu ne sortiras jamais de celle où ton corps t’enferme à présent. »

Les pleurs de Jeanne cessèrent, laissant place aux larmes d’enfant de l’inconnu brisé.

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