LE PRIX À PAYER

« Le voleur n’a peut-être commis qu’une faute, 
le volé en a commis cent. »
Proverbe russe

Assis à la terrasse du café réchauffé par le soleil printanier, Hector Grandlieu souriait au souvenir de sa nuit entre les bras d’un mannequin qui aurait pu être sa fille. Raison pour laquelle, sans doute, il ne se voyait pas devenir père lui-même. Aux autres les nuits angoissées à se demander où son enfant peut bien être, à lui les plaisirs de la chair irresponsables. Le prix à payer pour cela ? Un restaurant gastronomique, une soirée en boîte à descendre des bouteilles de champagne et des lignes de cocaïne, puis un bref mais délicieux séjour dans la chambre d’un palace. Soit, au jugé, deux ou trois mois de salaire médian. Pour Hector, médiocre aurait été un meilleur choix d’adjectif, et la médiocrité était ce qu’il avait fui toute sa vie. Somme toute, une dépense qui justifiait parfaitement le passage entre les bras de cette fille aussi souple qu’attentionnée, sachant comment payer sa dette tacite.

La quarantaine à peine entamée, à l’aise dans son costume gris de couturier, une jambe légèrement étendue devant lui, autant pour se détendre que pour mieux faire admirer une chaussure achetée récemment à l’occasion d’un week-end à Londres, Hector Grandlieu menait ce qu’il considérait comme une belle vie. Sa Sainte Trinité était le fric, les femmes et la drogue. La large avenue du septième arrondissement parisien laissait s’écouler la procession des véhicules emportant vers leur travail ceux qui n’avaient pas les moyens de se payer un taxi ou les services de ces esclaves modernes qu’étaient les chauffeurs de VTC. Qu’ils perdent leur temps dans les embouteillages, pour l’heure, il savourait au soleil le Mulled Coffee que venait de lui préparer la jolie barista. Après tout, il avait brillé dans ses études, et les coups de pouce successifs dont il avait bénéficié, grâce au vaste réseau d’influence de son père, n’étaient qu’une naturelle justice sociale. Si d’aucuns trouvaient à y redire, ils n’avaient qu’à travailler plus intelligemment et créer une lignée digne de ce nom plutôt que de perdre du temps à des tâches subalternes. L’avenir n’appartient pas à ceux qui se lèvent tôt, mais à ceux qui savent capitaliser sur leurs atouts génétiques et sociaux.

« Oui, Hector était là, bien sûr… »

L’attention d’Hector fut naturellement éveillée par l’évocation de son prénom, et il se tourna légèrement sur sa droite pour regarder la jeune femme qui sirotait un Sparkling Roobois avec délicatesse. Hector la jaugea rapidement – maquillage complexe, tenue sophistiquée, coiffure impeccable, smartphone dernier cri, toute la panoplie de la jeune addicte aux réseaux sociaux. Il était curieux d’en apprendre plus sur cet Hector avec lequel il ne partageait que le prénom, comme si ce lien signifiait autre chose que l’application des lois de la probabilité. Après tout, chaque parent choisit avec soin de nommer son enfant en espérant le parer ainsi de qualités et de vertus assurées, d’en faire un être unique et admirable.

« Tu le connais, il a fait du Hector dans le texte. Dragueur, buveur, frimeur… Il n’y en avait que pour lui ! », continuait sa voisine en levant des yeux au ciel que sa correspondante ne pouvait pas voir pour mieux ressentir sa propre exaspération.

Hector s’amusa de cet homme qui, visiblement, n’avait pas son savoir-faire pour se rendre irrésistible et devenait, dès le lendemain, la risée des témoins de ses excès. Voilà bien le genre de choses qu’il n’aurait pas supporté ! Lui maniait l’art de la séduction et de la manipulation comme personne, et pouvait trousser la première venue en lui laissant l’impression d’être une femme hors du commun. Nul doute que cet « Hector » de pacotille n’avait pas les moyens de ses ambitions.

« Mais tu sais comment elles sont ! Elles papillonnaient toutes autour de lui dans l’espoir de finir la soirée au Crillon ou au Ritz ! J’ai parfois honte pour elles. C’est à cause de filles comme ça que ces types se croient tout permis… »

Elle n’a pas tort, se dit Hector, sauf qu’elle oublie que c’est parce que je suis tout permis que je peux leur offrir ces soirées exceptionnelles dont elles se souviendront longtemps. Il jeta un rapide coup d’œil à sa montre pour vérifier qu’il n’avait pas manqué l’arrivée d’un e-mail ou la notification d’une alerte.

« Si tu veux mon avis, Hector Grandlieu est un connard. »

Hector se figea. Le jeu prenait un tour inconnu. Entendre parler d’un homme avec lequel il partageait le prénom était une expérience amusante, mais quelle était la probabilité d’un individu au patronyme identique ? Il était certain de ne jamais avoir rencontré cette jeune femme bien trop vulgaire à ses yeux et qui venait de plus de s’attribuer le rôle peu enviable d’oiseau de mauvais augure. Sa longue chevelure noire maintenue serrée par une queue de cheval piquée haut sur la tête, son maquillage trop appuyé et ses lèvres brillant comme deux limaces rosâtres, ses ongles interminables recouverts d’un placage de vernis rouge et son parfum trop sucré : tout lui semblait écœurant chez cette sorcière.

La jeune femme se leva et s’éloigna en poursuivant sa conversation inepte. Hector hésita un instant, puis, n’y tenant plus, posa un billet de trop grande valeur sous sa tasse pour lui embrayer le pas sur le boulevard. Le rugissement des moteurs, la stridence des klaxons, la cohue du trottoir étaient autant d’agressions qu’il subissait en grimaçant. Hector se fit la réflexion qu’au moins sa curiosité ne le mettrait pas en retard, la jeune femme empruntant le chemin de la société dans laquelle il travaillait. Il avait du mal à trouver la distance idéale entre eux pour pouvoir entendre ce qu’elle disait sans se faire remarquer pour autant. Après quelques minutes, il dut se rendre à l’évidence, l’exercice était tout simplement impossible. Il se borna alors à suivre cette inconnue, sans savoir ce qu’il attendait de cette filature impromptue.

La colère monta en lui lorsqu’il vit la jeune femme entrer dans l’immeuble de Polander, Pegg & Associés, là où il avait son propre bureau… Il se rua dans le hall et, en quelques enjambées furieuses, fut sur elle. Il lui prit le bras, la faisant crier de surprise.

« Non, mais ça ne va pas bien ? feula-t-elle.
— Alors, comme ça je suis un frimeur et un dragueur pathétique ?
— Pardon ? Mais je ne vous connais pas, Monsieur…
— Ça ne vous a pourtant pas empêché de déverser votre fiel sur moi ! Qu’est-ce que vous avez à me reprocher ? C’est parce que je ne vous ai pas fait les faveurs d’une soirée en tête à tête ?
— Non, mais tu t’es vu ? Lâche-moi, pauvre type ! »

Hector était sur le point de lui cracher sa haine au visage quand il sentit une main lourde et solide s’abattre sur son épaule, l’obligeant à se tasser légèrement sous la pression. Il se retourna et vit le vigile se dresser de toute sa hauteur, drapé dans son costume bon marché, son corps exsudant la médiocrité sociale et l’efficacité physique.

« Monsieur, je vais vous demander de sortir, maintenant, récita-t-il d’un ton implacable, en insistant sur le dernier mot pour signifier qu’il n’avait pas l’intention de se lancer dans une longue conversation.
— Pardon ? Mais je travaille ici ! Et si cette pimbêche pense pouvoir m’insulter impunément, permettez-moi de vous dire qu’elle se trompe !
— Si une personne est insultante ici, c’est vous Monsieur. Encore une fois, veuillez quitter les lieux immédiatement. »

Quel animal borné et stupide, heureux de se voir enfin offrir l’occasion de se montrer méprisant face à un supérieur, se dit Hector, peinant pour garder son calme. 

Hector se retrouva dehors, encore étourdi à l’idée d’avoir été évincé de sa propre société où il occupait une place importante, escorté vers la sortie comme le premier malappris venu. Bouillonnant de rage, il se précipita dans le café situé sur le trottoir d’en face où il avait ses habitudes. Il en poussa la porte d’entrée, et lança un « comme d’habitude, Michel ! » qui n’obtint aucune réponse. Il entra dans les toilettes dans l’idée de se passer de l’eau sur le visage pour refroidir sa machine intérieure qui s’emballait. Il se savonna les mains, les rinça soigneusement puis les tint en coupe pour les remplir au robinet avant d’y plonger son visage. Lorsqu’il se releva, il remarqua un inconnu qui le fixait dans le miroir. Et cet inconnu, c’était lui.

Hector resta interdit. Dans la lumière crue évoquant une salle d’autopsie, le visage qui l’examinait sans retenue était celui d’un homme d’une quarantaine d’années, comme lui, mais qui aurait connu une existence de débauche. De profondes rides creusaient son front, explosaient des coins des yeux et entouraient sa bouche de deux parenthèses boudeuses. Le regard triste était souligné par des bourrelets de peau totalement disgracieux, et le cou laissait pendre un quartier de chair grenée qu’on s’attendrait plus à trouver chez un septuagénaire. Ses lèvres tremblaient devant ce spectacle de désolation. « Mon Dieu, ce n’est pas possible », gémit-il dans un souffle. « Que m’est-il arrivé ? Qui m’a pris mon corps ? »

Hector surgit des sanitaires comme un fou possédé par le démon. « Michel ! Michel ! Qu’est-ce qu’il m’arrive ? », hurla-t-il à l’homme occupé à préparer un café derrière le comptoir qui le regarda en levant un sourcil circonspect. Hector comprit qu’on ne le reconnaissait pas, ce qui n’avait rien d’étonnant en l’occurrence. Affolé, il tournait entre les tables d’un pas rapide, son corps attendant une action que son esprit était incapable d’envisager pour l’heure. « Monsieur, calmez-vous… Voulez-vous que j’appelle quelqu’un ? », demanda Michel d’une voix douce trahissant une certaine inquiétude qui se partageait entre la commisération et l’appréhension. La crainte de voir des infirmiers ou les forces de l’ordre surgir dans ce lieu clos décida enfin Hector qui s’enfuit du café comme un client indélicat refusant de payer l’addition.

Après avoir marché à grands pas et sans but dans les rues parisiennes indifférentes à son trouble, Hector s’octroya une pause dans un square déserté en cette fin de matinée. Seule une nourrice observait d’un œil distant un jeune enfant paraissant vivre des aventures fabuleuses sur un toboggan de bois vivement coloré. Sans prévenir, des larmes silencieuses le secouèrent comme pour le tirer de son apathie. Il devait agir, comprendre ce qui s’était produit, trouver une explication à une situation totalement incohérente. La veille encore, il était Hector Grandlieu, cadre renommé de Polander, Pegg & Associés, redoutable coureur de jupons menant grande vie dans la Capitale, et aujourd’hui, il n’était tout simplement personne. On lui avait retiré son corps, son identité, son argent… on lui avait volé sa vie. Il dégaina son smartphone et, après avoir dessiné du bout du doigt quelques arabesques cabalistiques, le porta à son oreille.

« Allô ? répondit-il à son interlocutrice.
— Oui. Qui est à l’appareil.
— C’est moi… C’est moi, maman.
— Vous faites erreur, je le crains, Monsieur.
— Non, maman ! Maman, c’est moi, c’est Hector !
— Qui est à l’appareil ? Quelle est cette plaisanterie ? Je sais encore reconnaître la voix de mon fils, et votre imitation, je suis désolée de vous le dire, est parfaitement ridicule.
— Ce n’est pas une plaisanterie ! C’est moi, Hector ! Je suis né le 31 octobre à 16 heures à la clinique de la Trinité, j’ai été à l’école du Sacré-Cœur, au lycée Notre-Dame de Toutes Joies, j’ai un Master en droit des affaires, j’habite…
— Monsieur, arrêtez immédiatement. Ce que vous dites n’a aucune importance, je sais très bien que vous n’êtes pas mon fils. D’ailleurs, il m’a téléphoné du bureau il y a moins d’un quart d’heure, et je le rejoins pour déjeuner. Vous voyez bien que ce n’est pas vous. N’appelez plus ce numéro ou je serai dans l’obligation de porter plainte. Bonjour. »

Un silence glaçant se fit dans l’écouteur, assourdissant comme une lourde porte se refermant sur un mausolée. Hector était mort. Un mort-vivant, une âme en peine coincée entre cette dimension et l’au-delà, une aberration défiant les lois de la réalité, une impossibilité absolue reniant la raison ; et cela le mènerait droit à la folie s’il n’agissait pas immédiatement. Hector devait trouver une solution, sortir de cette impasse manifeste, imaginer le prochain déplacement de ses pièces comme un joueur d’échecs acculé par un coup qu’il n’avait pas su anticiper. Sa mère. Elle venait de dire qu’il l’avait appelé du bureau. Il se souvint que c’était jeudi, synonyme de déjeuner en tête à tête avec elle. Il avait ainsi l’occasion de mettre celui qui l’avait inexplicablement piégé face à sa forfaiture, et obtenir enfin la solution à cette situation totalement absurde. Il lut l’heure à sa montre et se dit qu’en se dépêchant, il pourrait arriver un peu avant « lui » à son restaurant habituel.

La vision de la devanture noire percée de grandes vitres fumées étroites lui donna l’impression d’un retour à la normalité. Il lui tardait soudain de s’asseoir dans l’un des fauteuils bleu roi et de commander une assiette de Saint-Jacques accompagnée d’un verre de blanc bien frais ; de tenir la main de sa mère sur la sienne, de lui raconter son cauchemar et d’être consolé comme un enfant trop grand… Quand elle le verrait, et malgré sa métamorphose inconcevable, il savait qu’elle le reconnaîtrait. Aucun subterfuge, aussi incroyable soit-il, ne peut tromper l’instinct d’une mère. S’il ne devait y avoir qu’une seule certitude sur Terre, c’était bien celle-là, Hector en était convaincu.

Il ne se trouvait qu’à une dizaine de mètres du restaurant lorsqu’il le vit. Ou plutôt, qu’il se vit approcher au loin, comme dans un étrange miroir invisible. C’était bien lui, Hector Grandlieu, qui marchait à grands pas conquérants dans la rue, son habituel sourire carnassier illuminant son visage. Hector en eut le souffle coupé et s’adossa contre la façade d’un immeuble pour aider ses jambes à le soutenir. Il aurait évidemment dû se préparer à une telle vision, mais il avait préféré ne pas y réfléchir, comme si laisser le champ libre au possible pouvait renforcer les espoirs les plus fous. À quoi s’attendait-il ? S’il avait changé de corps, c’est que ce dernier avait été « affecté » à un autre. Question d’équilibre, d’entropie, de logique… De logique ! Qu’avait à voir la logique dans l’image qui suivit, celle de sa mère embrassant ce double avec un sourire ravi et peut-être soulagé de retrouver son fils après l’étrange appel reçu ?

Hector se mit à rire et crut devenir fou. Comment aurait-il pu supporter une telle vision ? Être ainsi désincarné, extérieur à soi-même, oublié par sa propre mère, privé de tout repère physique et mental était une expérience absolument insupportable. Il s’assit sur le trottoir, donnant l’image d’un ivrogne ayant perdu toute dignité. La dignité était bien la dernière chose à laquelle il tenait à l’heure actuelle, il n’avait d’ailleurs aucune raison de se respecter puisqu’il n’était plus lui-même. Il n’était plus personne. Il pleura longuement, la tête cachée entre ses bras, indifférent aux passants qui ne le voyaient pas.

C’est la fraîcheur de la soirée qui le tira de son abattement. Une brise annonciatrice de la nuit qui allait bientôt se déverser dans les rues. « Je dois rentrer chez moi », se dit Hector, réalisant qu’il n’avait sans doute plus de « chez lui ». Il se redressa avec difficulté, ses articulations grippées par l’immobilité et l’humidité qui imprégnait ses vêtements froissés. La jambe raide, le dos courbé, il se mit en route.

Il entra dans un café qu’il ne connaissait pas, cherchant instinctivement l’anonymat qui lui était pourtant garanti partout, et commanda un cognac qu’il but d’un coup sec comme on gifle une personne pour qu’elle reprenne ses esprits. « Mon esprit va bien », se dit Hector, « c’est surtout mon corps que je veux retrouver ». Mais bientôt, dans le défilement mécanique des petits verres où dansait le liquide ambré, son esprit lui-même se trouva changé. Il n’était plus lui-même, en aucune façon. Il n’était plus Hector Grandlieu, mais un inconnu s’alcoolisant dans un bar. L’image que lui renvoya le miroir posé derrière le comptoir, entre les bouteilles au garde-à-vous, kamikazes attendant d’anéantir l’ennemi en salle, le secoua malgré tout. C’était celle d’un vieil homme usé, d’un pauvre type comme il les méprisait, un raté total ne méritant pas qu’on s’y intéresse, sinon qu’en qualité d’objet édifiant pour la jeunesse dorée dont il était issu.

Hector avait toujours été un battant, un gagnant, le nombre de ses conquêtes était incommensurable et rendait envieux tous les hommes, fiévreuses toutes les femmes. Personne ne lui résistait, jamais. Et peut-être était-ce là ce qu’il avait à comprendre, sans doute était-ce une provocation des Dieux qui le mettaient face au défi ultime : se vaincre lui-même ! Se surpasser, devenir un surhomme invincible, et atteindre le stade de la perfection, l’échelon le plus élevé de la hiérarchie humaine. Titubant légèrement, il descendit de son tabouret, posa un billet à côté de son verre et sortit dans la rue.

« Au moins, le digicode n’a pas été modifié dans cette réalité pourrie », se félicita Hector. La porte de son immeuble se déverrouilla avec le petit son sec qu’il connaissait si bien, et il entra dans le hall pour appeler l’ascenseur qui le mènerait chez lui, au dernier étage, évidemment. L’ascension feutrée lui parut interminable, presque virtuelle tant la progressivité de la vitesse effaçait toute sensation de mouvement. Seul le défilement des chiffres sur le tableau de commande indiquait l’approche de sa destination. Enfin, après un très léger tressautement, les portes s’ouvrirent sur le palier où il vivait. Il franchit le seuil de l’ascenseur comme Alice passant de l’autre côté du miroir, avec cette impression d’un voyage sans retour dans un monde qui défiait l’entendement. Un tambourinement secouait sa poitrine et battait à ses tempes, brouillant sa vue qui suivait cette rythmique angoissante. Il s’arrêta devant la porte de l’appartement et sonna.

L’autre ouvrit, révélant derrière lui le couloir menant à l’immense salon qu’Hector ne connaissait que trop bien. L’autre lui sourit, aussi ravi qu’amusé de cette irruption. Hector, qui ne s’était pas préparé à cette confrontation, se trouva soudain stupide et totalement désarmé.

« Qui êtes-vous ? parvint-il à articuler avec difficulté.
— Hé bien, je suis vous, tout simplement. Mais je vous en prie, je manque à tous mes devoirs : entrez donc ! »

L’hôte se retourna, précédant Hector dans l’appartement. Ils pénétrèrent dans la salle à manger, où se trouvait un immense comptoir la séparant d’une cuisine d’un noir profond et laqué.

« Je vous sers un verre. Un cognac, évidemment.
— Comment… Comment pouvez-vous être moi ? Je suis moi ! 
— Plus exactement, vous étiez vous avant que je prenne votre place, précisa l’homme en lui tendant un large verre à pied qu’une main suffisait à peine à tenir. Asseyez-vous, je vous en prie.
— Non. Non, je reste debout. Et gardez votre verre, je boirai mon cognac quand j’en aurai envie ! 
— Allons, ne le prenez pas comme ça. Vous ne pouvez rien y faire, vous savez. C’est ainsi. Vous vous pensiez peut-être à l’abri des accidents de la vie, mais personne ne l’est. »

Hector s’était accoudé au bar de la cuisine américaine, de nouveau étourdi par l’étrangeté cauchemardesque de la situation qu’il vivait. Son regard courait sur le décor qu’il connaissait par cœur pour tenter de se raccrocher à quelque chose. Son voleur d’identité s’était assis sur le canapé, jambes croisées, bras écartés sur le dossier, image de la domination absolue.

« Vous savez, je suis le Mal incarné, vous l’avez bien compris. Mais le Bien et le Mal sont des concepts assez vagues, finalement. Vous pensiez sans doute être quelqu’un de bien, non ? En tout cas, vous ne vous êtes jamais vu comme une charogne, n’est-ce pas. Pourtant, c’est ce que vous étiez, un bel enfant de salauds qui plus est. Content de lui, ravi d’écraser les autres et de prendre tout ce que la vie avait à offrir sans rien donner en échange. Attention, je ne critique pas : j’admire. Je vous admirais tellement, en fait, que j’ai eu envie de connaître ça ; de m’offrir des vacances sur Terre dans votre peau. Comme je le disais, le Mal, c’est vague, flou, insaisissable, et j’avais besoin de concret. De toucher tout ça, pour un temps… Et quand je dis “un temps”, sachant que je suis éternel, ce n’est pas quelques secondes. Quant à vous, j’ai hésité. Et puis j’ai dû admettre que ce ne serait pas juste de vous faire disparaître. Après tout, rien ne prouve que vous ne profiterez pas de cette nouvelle vie pour tenter de faire autre chose. D’emprunter une voie différente, de vous éloigner de la consommation prédatrice qui était la vôtre pour une existence peut-être plus frugale, plus respectueuse de l’univers. C’est une chance que je vous offre, vous savez, une chance que peu de personnes ont… »

Hector s’était peu à peu approché du plan de travail en béton ciré et avait refermé son poing sur l’un des couteaux en acier qui y trônaient. Il le tira de sa longue boîte de bois clair avec un son caractéristique et menaçant. « Espèce d’ordure, tu vas me rendre mon corps, tu vas me rendre ma vie… Tu vas me rendre ma mère ! cria-t-il, le visage contracté par la rage.
— Ne soyez pas stupide. Ce n’est pas possible. Tout simplement parce que je n’en ai aucune envie, et que vous ne pouvez pas m’y contraindre. Inutile de chercher un moyen de retrouver votre vie d’avant, de vous amender suffisamment pour être pardonné. Je ne vous punis pas, je prends ce dont j’ai envie, tout simplement. Et qui mieux que vous peut comprendre ce besoin d’acquérir sans vergogne ce qui le tente ? Nous sommes entre prédateurs, entre gens de conquête, alors acceptez d’avoir perdu cette fois-ci, et passez à autre chose. À présent, je vais vous demander de partir : j’ai rendez-vous avec la belle Mathilda ce soir. Vous savez à quel point elle est désirable, vous comprendrez donc mon impatience. Rendez-moi ce couteau, ce n’est vraiment pas notre genre, non ? »

Hector regardait son double à un pas de lui, qui tendait la main comme un père qui ordonne à son jeune enfant de lui donner un outil dangereux, avec ce mélange de sévérité et d’amusement devant sa témérité. Il fixait la longue lame de son couteau qui tremblait légèrement au bout de son bras contracté depuis l’épaule jusqu’au poignet par la rage et l’impuissance de la défaite. Il les aperçut, dans le miroir du salon, lui et son double, le vaincu et le vainqueur, le faible et le puissant. Il vit le regard sereinement dominateur de son ennemi et baissa les yeux. C’est vrai, il n’était pas du genre à poignarder quelqu’un, il ne s’était jamais battu avec ses poings et se retrouvait en territoire inconnu. Mais après tout, n’est-ce pas lorsque tout est perdu qu’il faut tout tenter ? Hector se jeta en avant, brandit le couteau qui s’enfonça avec une facilité surprenante dans le cou de l’autre. Il frappa si fort qu’il sentit la lame glisser contre le palais et la vit ressortir par la joue droite, son geste seulement arrêté par le choc violent de son poing contre la mâchoire inférieure. Sa vue se brouilla devant un spectacle aussi odieux. Il tituba, se retint au bord de la cheminée en marbre où était posé l’immense miroir. Il se vit, comme avant, avec ce regard sans compassion, il vit ces yeux et ce front sans rides, cette chevelure magnifique entretenue à prix d’or, ce costume impeccablement taillé. Il vit aussi la lame qui lui donnait un air de sanglier mutilé, le sang qui ruisselait de sa joue entaillée jusque dans son col, qui jaillissait de sa bouche contre le miroir et le mur alors qu’il tentait de retrouver son souffle. Et derrière lui, il n’y avait personne. 

Il était seul face à lui-même, face à cet être qu’il avait tant aimé et qu’il détestait à présent. Il se dit qu’il avait au moins réussi à se vaincre lui-même, qu’il était en un sens un surhomme à nul autre pareil. Il s’effondra au sol, dans un linceul sanglant, gargouillant aussi pathétiquement qu’un animal blessé, ses jambes et ses bras secoués des spasmes.

Quand Mathilda se rendit chez Hector Grandlieu ce soir-là, elle trouva la porte d’entrée déverrouillée et découvrit le corps de son amant. Elle se dit que cette vermine avait sans doute eu ce qu’elle méritait. Elle appela la police qui ne tarda pas à arriver sur les lieux d’un mystérieux suicide qui resterait à toujours sans réponse.

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