LE SENTIER DES LAVOIRS

Le sentier se déroulait sous une voute feuillue, bordé sur la rive nord par une enfilade de maisons de pierres surplombant une étroite rivière aux eaux serpentines d’un noir d’encre. Chaque habitation s’accrochait à la berge en pente douce par un lavoir couvert d’un appentis de bois sombre où, jadis, les femmes du village venaient laver leur linge à l’abri des rayons du soleil. Il régnait sur ce sous-bois paisible une atmosphère en suspens, projetant ce kilomètre un peu sauvage dans un temps différent. Mélanie aimait ainsi se perdre sur ce sentier humide aux odeurs de terre et d’herbe, bercée par le chant enjoué des oiseaux invisibles et la mélopée monotone du flot, jusqu’au moulin à eau dont la roue clapotait à l’infini. Il ne se passait pas un jour sans qu’elle ne vienne ici oublier son quotidien, son passé. Elle se souvenait des récits de sa grand-mère qui avait connu l’époque, pas si lointaine, où elle s’agenouillait sur la grève inclinée, son panier en osier posé à côté d’elle, plongeant le linge dans l’eau limpide de la rivière et le battant à grands coups pour lui redonner sa virginale blancheur. Elle imaginait sans peine la vieille femme, le dos cassé et les mains rougies, le visage encadré d’une volute de buée à mesure qu’elle ahanait sous l’effort. Et à travers le bruit plat des battoirs qui frappaient en cadence, les lavandières, composant naturellement une pulsation percussive, se répondaient l’une l’autre sans se voir. Mélanie franchit le pont étroit qui enjambait le cours d’eau et poussa le petit portail qui donnait accès à son lavoir. Elle entra dans le jardin, un sourire distrait aux lèvres et passa le seuil de sa maison. Son cœur manqua une pulsation et le sang se retira de son visage.

De la buanderie montait une musique qu’elle espérait ne plus jamais entendre. Un souffle rauque et cyclique, incessant, ponctué avec un rythme immuable par un cliquetis métallique et pointu. Elle cria le nom de l’aide ménagère, l’éructa plus qu’elle ne le prononça, comme une sorcière extatique hurlant à la lune. Une petite femme effrayée apparut à la porte de la cuisine, le regard interrogatif de celle qui craint une punition divine contre laquelle aucun recours n’est possible. « Bon Dieu ! Combien de fois vous ai-je dit de commencer par la lessive ! Je déteste le bruit du sèche-linge ! Je le hais ! » Échevelée, gesticulant, Mélanie se précipita dans la buanderie et éteignit la machine d’un coup de poing, combattante cherchant à assommer son ennemi. Le tambour ralentit presque immédiatement, le linge retombant encore deux ou trois fois sur lui-même avec des claquements mous avant de s’immobiliser. Mélanie pleurait sans s’en rendre compte. Les larmes coulaient toujours bien après le départ de son aide-ménagère, le regard fixant le hublot sans même voir son contenu humide et déjeté. Elle y apercevait bien autre chose, et son cerveau ne pouvait le supporter.

Pierre l’avait quittée quelques mois plus tôt, et devant ses menaces de faire traîner la procédure de divorce, avait troqué la maison contre une liberté immédiate. Ça n’avait pas été un grand sacrifice puisqu’il ne pouvait plus mettre les pieds dans cette bâtisse à présent maudite par le passé. Mélanie n’avait pas vécu cette décision comme une victoire, mais comme une justice rendue. Après tout, elle méritait bien une compensation pour les années partagées avec cet homme qu’elle avait fini par exécrer. Si les toutes premières années communes s’étaient avérées plaisantes, la vérité de chacun n’avait pas tardé à se révéler à l’autre. Lui, ne vivant que de conquêtes professionnelles et sexuelles, l’abandonnant rapidement dans la maison pour des « réunions de travail ». Elle, qui s’imaginait d’abord comme une châtelaine régnant sur son domaine et ses domestiques, avait vite déchanté et avait trouvé refuge dans l’alcool. Le Chardonnais, le Muscadet, puis le Porto. Le whisky avait fermé le bal.

Elle avait bien trouvé de quoi occuper son esprit après l’annonce d’un heureux événement, mais le bonheur promis n’avait pas été au rendez-vous. Se charger seule du bébé braillard quand Monsieur évacuait son stress et ses frustrations entre les cuisses de telle ou telle trainée s’été avéré un fardeau bien trop lourd. L’alcool était revenu dans sa vie, accompagné de ses mauvaises fréquentations : anxiolytiques, somnifères, antidépresseurs… La sarabande chimique l’avait emportée dans sa course folle et comateuse au royaume de l’oubli. Un soir, en rentrant à la maison, tirant derrière lui les fragrances poivrées de l’adultère, Pierre avait retrouvé Mélanie devant la machine à laver qui terminait son cycle de lavage à 90°, le tambour tournant impassiblement à la vitesse réglée dans sa mémoire informatique. Flac… Flac… Flac… Chaque seconde la boule de linge retombait sur elle-même, frappant le bas du cylindre avec entêtement. Au milieu de la layette, on voyait clairement la petite tête sans vie du bébé. 

Combien de temps avait duré son calvaire ? Personne n’aurait su le dire, mais l’enfant était mort suffoqué par l’eau et la température, emportant avec lui sa douleur incommensurable en même temps que celle de sa mère. Mélanie avait fini par être acquittée à la suite d’un vice de procédure et Pierre l’avait abandonnée à sa folie et ses remords. Elle avait obtenu la maison et ses fantômes, surmontant leurs assauts en s’abrutissant d’alcool comme un soldat au front. Et si cette idiote de femme de ménage n’avait pas oublié la seule directive qu’elle lui eut jamais donnée, Mélanie aurait continué de tenir bon. 

La nuit orchestrait depuis un long moment son concerto où les insectes reprenaient leurs droits sur les oiseaux, à peine interrompus par quelques hululements épars, quand Mélanie se réveilla. Elle s’était jetée nue dans son lit après avoir pris une douche chaude et quelques verres pour se laver des souvenirs et s’était endormie très vite d’un sommeil sans rêves. À présent, à demi redressée sur un coude, elle l’aurait juré, des bruits venaient de la buanderie. Des pas, des grattements, un furetage discret. Elle n’était pas seule, c’était certain, mais elle se savait sans secours. Soudain, elle fut persuadée d’entendre un étrange rire enfantin, une stridence saccadée et démente. Paniquée, Mélanie se jeta hors du lit, s’enroulant dans le grand drap blanc et courut dans le couloir jusqu’à la porte du jardin. Elle émergea dans la noirceur, fantôme de pacotille entortillé dans son linceul à la pâleur lunaire, gémissant des prières absconses, la mort à ses trousses. À quelques pas du lavoir, son pied se prit dans le drap, à moins que son poursuivant ne l’eût rattrapée en quelques rapides enjambées.

Elle s’affala durement sur le ponton de pierre qui plongeait dans la rivière. Elle roula et sentit soudain l’eau s’engouffrer sous le tissu, l’entraîner vers son lit caillouteux. Elle se débattit, prisonnière du linge trempé collant à sa peau. Son corps dériva, et de loin en loin, elle reparaissait en surface, mais sitôt sa tête émergeant, elle replongeait, tirée par le flot et le poids du drap. Soudain, Mélanie se sentit happée par le courant mauvais de la roue du moulin à eau érigé en aval. Son corps disparut sous la surface, et les pales s’accrochèrent immédiatement à son linceul pour l’enferrer dans leur carrousel sinistre. Mélanie se sentit soulevée pour être immergée à nouveau, et sa tête frappa encore et encore le fond de la rivière. Elle entendait de nouveau le chant des lavandières, le battement pulsé de leur planchette sur les habits malmenés, plongés dans l’eau, frottés rudement, et ressortis et battus, encore et encore. Mélanie percevait dans son corps l’écho de ses os qui se brisaient un à un, ses côtes, ses bras, ses clavicules, sa mâchoire, en petits claquements secs et répugnants. Le limon s’engouffrait dans sa gorge, la suffoquant atrocement.

La police retrouva la dépouille désarticulée de la jeune femme le lendemain à la suite de l’appel d’un voisin. Les analyses permirent de conclure à un accident lié à la consommation excessive d’alcool et de neuroleptiques. Le médecin légiste, pour sa part, ne sut expliquer l’origine des certaines traces sur le corps supplicié qui faisaient de petites meurtrissures brunes. Comme si la morte avait été empoignée avec une force surhumaine par les mains d’un très jeune enfant. Ce qui aurait été impossible. N’est-ce pas ?

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