LES YEUX DE LA TÊTE

Comme chaque jour depuis le début des vacances, Richard se tenait devant la vitrine trônant dans le salon de sa grand-mère. Les mains sagement cachées derrière le dos, il regardait la parade immobile d’objets de curiosité. Pièces antiques, insectes pris dans l’ambre, crâne miniaturisé, carnets à la reliure brûlée par le vent et le soleil… et une étrange statuette grossièrement sculptée dans la jade dont il ne parvenait à détacher les yeux. L’enfant de cinq ans était hypnotisé par ce qui s’en dégageait, mélange de brutalité sauvage et de poésie exotique. Elle était posée à côté de la photo de son grand-père, le visage caché par d’épaisses lunettes de soleil et un feutre usé par les voyages à travers le monde.

« Qu’est-ce que tu fais là, Richard ? » L’enfant sursauta et se retourna, comme pris en faute. Sa grand-mère venait d’apparaître au seuil du salon. Droite et maigre, immense aux yeux de Richard, le corps enchâssé dans un fourreau de velours noir que seul un sautoir en or et pierres précieuses égayait, et surmonté d’un visage dur aux lèvres fines. Il savait que la vieille femme redoutait plus que tout qu’il brisât l’un des objets présentés dans la vitrine, le traitant de petit maladroit. Elle ne semblait rassurée que lorsqu’il se terrait dans sa chambre, assis sur son lit avec un livre en main. Ou dans le jardin, à condition qu’il fût tranquille et ne s’approchât pas du puits. Sa grand-mère lui répétait que ce puits était maudit, qu’un esprit maléfique y rôdait en attendant d’attraper les enfants et de les y plonger pour les noyer. Mais Richard se disait que ce n’était que des histoires de bonne femme pour lui faire peur et le décourager de s’en approcher.

Cela faisait une semaine qu’il était arrivé dans la grande maison silencieuse et sans vie, mais il avait l’impression d’en être prisonnier depuis une éternité. Ses parents l’avaient déposé en ce début de mois de juillet pour qu’il profite des beaux jours et du jardin. Ils lui avaient promis, comme à chaque fois, qu’il allait bien s’amuser avec sa mamie, à croire qu’ils ne connaissaient pas cette harpie. À ses yeux, c’était elle le démon qui voulait dévorer les enfants, et il s’endormait chaque nuit avec une boule d’angoisse au fond de la gorge.

Au lever du soleil, la peur laissait place à l’ennui. Il avait pour seule occupation la lecture des romans de son père, méticuleusement rangés sur les étagères de sa chambre. Richard aurait préféré que sa grand-mère lui racontât les aventures de son mari à travers le monde, mais tout ce qu’elle lui avait jamais dit est qu’il y avait laissé la santé et rapporté quelque chose de bien plus inquiétant que la mygale épinglée dans son cadre. Son seul plaisir était alors de rêver devant la statuette de jade enfermée dans la vitrine du salon. C’était un objet qu’il trouvait fascinant, chargé d’une longue histoire pleine d’aventures, et qui semblait bien peu fragile. Malgré ses demandes répétées, la vieille femme avait toujours refusé de la sortir de son sarcophage. « Tu risques de l’abîmer ou de l’égarer. J’y tiens énormément. Tu n’as pas idée de ce que ton grand-père à dû faire pour l’obtenir. Écoute-moi : une statuette comme celle-là n’est pas un jouet, mon petit. Ça coûte les yeux de la tête ! »

La journée, comme toutes les précédentes, fut interminable, uniquement rythmée par les pages du livre qu’il tournait, et les repas pris dans le silence mortel de la salle à manger. Le lendemain, lors du petit-déjeuner, cependant, se produisit un incident minime : Richard renversa son bol de chocolat chaud sur la table de la cuisine. « Mais quel maladroit tu fais ! », s’emporta la vieille femme. « Décidément, tu es insupportable. File dans ta chambre, j’en ai assez de voir un tel cochon ! » Il quitta la table, honteux et en colère, conscient que la réaction de sa grand-mère était disproportionnée et injuste.

Il pleura longtemps la tête dans l’oreiller, priant pour que sa mère le tire de cette affreuse maison. Les heures s’écoulèrent sans que personne ne vînt frapper à sa porte. Les lieux étaient emprisonnés dans un silence hors du temps. On eût dit que tout était mort. Un peu inquiet, Richard sortit de sa chambre à pas prudents. Nulle activité ne troublait la maison. Errant sans but, Richard se retrouva dans le salon, et une fois encore, la vitrine l’attira, phare dans une nuit sans lune. La statuette semblait l’appeler. N’y résistant plus, Richard ouvrit la porte et se saisit de l’objet. Le contact froid de la pierre le surprit, et il hésita un instant avant de porter la statuette à son oreille. Il s’imagina entendre, par delà la mort, son grand-père lui parler de se voyages incroyables. Sans réfléchir, Richard fourra le bibelot dans la poche de son pantalon et s’engouffra dans le jardin.

S’étant assuré que sa grand-mère ne rôdait pas dans les parages, Richard sortit son butin et l’examina au soleil. Son éclat était presque hypnotique. Il se sentait dans la peau d’un aventurier des siècles passés, d’un explorateur découvrant une divinité au milieu de la jungle et s’inventa mille histoires entre les massifs de fleurs et les arbres fruitiers. Ce fut bien vite le midi.

Sa grand-mère l’appela du seuil de la maison. « Allez, petit crasseux ! Le déjeuner est prêt, va te laver les mains. » Richard cligna des yeux comme si la vieille femme l’avait tiré d’un sommeil plein de rêves. Il porta la main à sa poche et son cœur rata un battement : la statuette n’y était plus. Il regarda dans toutes les directions, mais ne la trouva nulle part. Quand sa grand-mère l’appela de nouveau depuis la salle à manger d’un ton trahissant son agacement, il dut se résoudre à rentrer.

Il grignota ses carottes râpées et avala sa purée sans un mot. Il se disait que sa grand-mère savait qu’il avait pris la statuette et qu’elle attendait le bon moment pour mettre sous son nez l’objet du délit, mais rien de tel ne se produisit. Elle n’avait rien remarqué. Il supplia intérieurement que la femme ne tourne pas la tête vers la vitrine et vécut ces quelques minutes comme un véritable supplice. Enfin, on quitta la table et il partit se réfugier de nouveau dans le jardin.

Là, il marcha sans but, insensible au crachin qui embuait sa chevelure. Il lui fallait trouver une solution pour échapper à la colère de la vieille femme qu’il devinait terrible lorsqu’elle s’apercevrait de la disparition de la statuette. Il en appela aux forces divines. C’est alors qu’il vit le puits et qu’une idée lui vint. Il piocha au fond d’une poche une pièce de monnaie. Il s’approcha de la margelle et, fermant les yeux, la jeta dans l’eau en priant. « Je vous en supplie, ramenez-moi la statuette. Ma grand-mère serait prête à tout pour la récupérer. » La pièce sembla flotter dans l’éther. Enfin, il entendit un petit plouf monter de l’abîme. Il n’osait toujours pas rouvrir les yeux.

Il s’adossa au puits, sans force, désespéré comme seul peut l’être un enfant face à ses peurs. Il resta prostré quelques instants, puis se redressa brusquement, alerté par un bruit dans son dos. Il craignait de voir surgir sa grand-mère, furieuse de son vol, mais le jardin paraissait toujours désert.

Richard s’avança prudemment, faisant le tour du puits, les yeux rivés au sol.

La première chose qu’il vit fut une petite main blafarde. Il retint son souffle, paralysé par la terreur. Un corps émergea alors de l’ombre où il se terrait. C’était une enfant nue à la peau diaphane, à la chevelure si noire qu’elle semblait plongée dans les ténèbres. Une frange noire voilait des yeux aux iris laiteux. Elle tendit son poing vers Richard avant de l’ouvrir. Dans la paume se trouvait la statuette. Intacte. L’étrange fillette pencha la tête sur le côté, sourcils levés. Richard voulait-il l’objet ? Quelle question ! Il s’en saisit.

À peine avait-il refermé la main sur la statuette qu’un hurlement retentit dans la maison, une plainte qui n’avait plus rien d’humain. Un hululement de supplicié aux mains d’un tortionnaire particulièrement sadique. Richard ne pouvait plus quitter le regard de la fillette. Cette dernière lui dit alors : « Tu sais, petit, cette statuette coûte les yeux de la tête. » Elle ouvrit son autre main, dans laquelle se trouvaient deux billes nacrées auquel tenait encore un cordon sanglant. Les yeux de sa grand-mère, fraîchement arrachés de leurs orbites.

Commentaires

  1. Catherine

    Quelle chute 😱 franchement je ne m’attendais pas à cette fin ! De la poésie ds les descriptions, les peurs de l’enfant qui ns ramènent à nos propres peurs enfantines et cette fin bien glauque ! Bravo

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *