UNE QUESTION DE CHOIX

Décidément, cette journée s’annonçait catastrophique. « Ça ne pourrait pas être pire », se dit Alice en descendant de sa voiture dont une épaisse fumée blanche s’échappait du capot. 

Le matin, le directeur du centre de vacances où son fils était censé passer une semaine avait appelé Alice pour la prévenir d’un problème. Il avait du mal à s’intégrer et était devenu le souffre-douleur du groupe d’enfants. Elle savait que Sébastien était intelligent, sûr de lui et avait tendance à agacer ses camarades par ses remarques justes mais maladroites, sa manie de vouloir avoir raison face aux mauvaises personnes. D’ailleurs, elle avait longtemps hésité à l’envoyer là-bas, cependant avait fini par accepter devant son insistance, mais à une condition : au moindre problème, elle irait le rechercher immédiatement au centre. Et ce problème s’était présenté.

La jeune femme sortit son téléphone portable de son sac à main et appela l’assistance automobile. On lui apprit qu’elle pourrait être prise en charge dans un délai d’une heure. Malheureusement, il n’y avait aucun garage près de sa destination et elle devrait trouver un moyen de s’y rendre elle-même. « Mais enfin, je dois aller chercher mon fils ! Écoutez, voilà ce que je vais faire : je laisse la voiture sur le bord de la route avec les warnings, je vais récupérer mon fils et je me débrouillerai pour rejoindre le garage plus tard. » Elle raccrocha alors que la téléconseillère tentait de la dissuader. Il faut savoir prendre des décisions et ne pas se laisser embarquer par les hésitations des autres, sinon, on n’avance pas, se dit Alice. La journée était à peine entamée et le soleil baignait de sa lumière la route, long ruban tracé à la règle dans un paysage de plaine. Ainsi garée, sa voiture était visible de loin et ne présentait donc aucun danger. Comme seule une cinquantaine de kilomètres la séparait de Sébastien, elle trouverait bien quelqu’un pour l’emmener.

Après vingt minutes qui lui parurent interminables, Alice vit enfin approcher une voiture. Elle fit de grands signes des bras pour attirer son attention, et le véhicule ralentit avant d’aller se ranger un peu plus loin. 

– Bonjour, je suis désolée, je suis tombée en panne et je dois aller chercher mon fils…
– Pas de problème, madame, montez.

Elle donnait entre quarante et cinquante ans au conducteur, le genre que l’on croise sans le remarquer, qui ne laisse aucun souvenir particulier, un figurant de la vie. Alice lui indiqua l’adresse et l’homme lui dit qu’ils y seraient dans un peu plus d’une demi-heure. Après une dernière réflexion, elle monta. Il se dégageait des plastiques et des sièges de la voiture – un modèle d’une quinzaine d’années, robuste mais sans charme – une odeur tenace de tabac froid. Alice avait en horreur ces gens qui fument au volant sans aucune considération pour leurs passagers. 

– Qu’est-ce qui vous amène dans la région ? Vous n’êtes pas du coin, ça se voit. Demanda le conducteur.
– Non, je suis de Paris. Je dois aller chercher mon fils.
– Un problème ? Rien de grave, j’espère.
– Non, non. Disons que son séjour en colonie de vacances ne se passe pas très bien, et je dois aller le chercher. 

Alice sentit malgré elle une certaine honte en exposant ce fait. Elle s’en voulait. Sébastien n’était pas en tort, c’était les autres enfants qu’il fallait blâmer, ces petites brutes. Elle aurait seulement aimé qu’il soit plus psychologue…

– Je vois. Mais ça m’étonne que le directeur du centre accepte, poursuivit l’homme.
– Pardon ?
– Généralement, ces gens-là n’aiment pas voir les parents mettre leur nez dans leurs affaires. Ils savent gérer. Vous ne craignez pas qu’il refuse de le laisser partir ?
– Pas du tout. Il n’est pas né celui qui me fera perdre mes moyens. C’est mon fils, je décide de ce qui est bon ou pas pour lui. Fin de la conversation.

Elle avait répondu d’un ton sec, un peu cassant. Malgré elle, Alice s’était laissée emporter par le ressentiment qu’elle éprouvait et la colère qu’elle dirigeait contre l’équipe du centre qui n’avait pas su, ou pas voulu défendre Sébastien contre les autres. 

– Vous l’aimez beaucoup.
– Évidemment. Je suis sa mère, dit-elle d’un ton radouci. Tenez, c’est sa photo.
Alice prit son smartphone, y chercha un cliché de Sébastien et le tourna vers le conducteur qui y jeta un regard sans émotion.
– C’est vrai, c’est un joli garçon.

Alice ne sut pas quoi dire. Joli garçon ? Drôle de réaction de la part d’un homme. Et à une mère, qui plus est… 

Un silence s’installa dans la voiture. De l’autre côté de la fenêtre, les arbres regardaient passer ces deux voyageurs avec leur indifférence séculaire. Machinalement, Alice jeta un regard au compteur de vitesse et vit que l’aiguille pointait le 95.

– Vous devriez ralentir.
– Et pourquoi donc ?
– Nous ne sommes pas sur l’autoroute, c’est limité à 80.
– Si je me fais prendre, je paierai l’amende, ne vous inquiétez pas.
– Mais ce n’est pas qu’une question d’argent.
– Ah bon ?
– En ne respectant pas les limitations, on met sa vie et celle des autres en danger.
– Ne vous en faites pas, je sais ce que je fais.
– Et moi, je sais que c’est dangereux. Je ne voudrais pas perdre la vie aussi bêtement ou être complice de la mort d’innocents arrivant en face.

Alice avait instinctivement retrouvé le ton ferme et docte qu’elle employait quand elle grondait Sébastien, à la fois pour qu’il prenne conscience de son erreur, et qu’il intègre les règles imposées par la société. Elle entendit le vrombissement du moteur se faire plus grave, témoignant du ralentissement de la voiture.

– Vous ne lâchez jamais, vous, n’est-ce pas ?
– Hé bien, à mon sens, il ne faut pas hésiter à dire ce que l’on pense, sans détour. L’honnêteté paie. C’est ce que me répétait mon père.
– Le mien répétait : tu es le maître des paroles que tu n’as pas prononcées ; tu es l’esclave de celles que tu laisses échapper.
– Le silence est d’or, en quelque sorte.
– En quelque sorte.

Alice regarda discrètement sa montre. Si tout se passait bien, elle devrait retrouver son fils dans une vingtaine de minutes.

– Vous pourriez coucher avec moi ? demanda abruptement l’homme.
– Pardon ?
– C’est une question simple : vous pourriez coucher avec moi ?
– Mais enfin… Je ne… Je suis mariée !
– Faisons une hypothèse : si vous n’étiez pas mariée, et disons que moi non plus, vous pourriez envisager de faire l’amour avec moi ?

Alice ne savait pas comment répondre à cette question. Que lui voulait soudain cet homme et pourquoi poussait-il la conversation sur un terrain aussi embarrassant ? Et que répondre à cela ? En même temps que la confusion et la gêne s’installaient, la peur commençait à monter en elle.

– Écoutez…
– Moi, je pourrais. Sans problème. Il faut l’avouer : vous êtes belle et bien faite. On me poserait la question, je répondrais oui sans hésiter. C’est une chose qu’on sait tout de suite, si quelqu’un vous attire ou vous repousse. C’est instinctif, ça ne nécessite pas de réflexion particulière. Alors, que dites-vous ?

L’homme ne quittait pas la route rectiligne qui semblait vouloir les mener au bout d’un rêve dont on se réveille englué dans les draps et la confusion, et pourtant, Alice se sentait épiée dans ses moindres gestes et hésitations. L’habitacle s’était soudain transformé en la cage d’acier d’un cobaye de laboratoire scruté par un chercheur indifférent et méthodique. Fallait-il être honnête et rabrouer cet homme qu’elle ne connaissait pas au risque de déclencher sa frustration et sa colère, ou tenter de le raisonner ? L’idée de se retrouver nue contre le corps de cet inconnu lui faisait littéralement horreur à présent qu’elle s’était frayé un passage dans sa conscience.

– Écoutez, monsieur, je suis désolée, mais… déposez-moi là. Je vais descendre.
– Nous sommes vraiment au milieu de nulle part. Il n’y a personne dans le coin.

Alice n’osait plus détourner les yeux de l’horizon, ne voulait pas regarder cet homme, comme si le faire sortir de son champ de vision pouvait suffire à l’effacer de sa vie. Elle sentit la voiture accélérer. Ils roulaient sans doute à près de cent kilomètres-heure. Sauter en marche tiendrait à l’évidence du suicide.

– Vous n’avez pas répondu à ma question. Je reconnais qu’elle n’est pas facile. Allez, je suis bon joueur et je vous laisse une deuxième chance : vous préférez mourir ou voir mourir votre fils ? Voilà une question plus simple. On n’a pas à hésiter : la morale parle pour soi. Le sens des conventions ou l’instinct maternel. 
– Bien sûr, c’est évident.
– Alors ?
– Pardon ?
– Imaginons que je sois un psychopathe. Je vous offre un choix : vous préférez que je vous laisse descendre de la voiture, puis que j’aille trouver votre fils pour le tuer, ou que je vous tue et lui laisse la vie sauve ?
– Mais enfin… C’est ridicule !
– C’est une question. C’est la même, simplement reformulée de façon plus concrète. Je croyais que celui qui vous ferait perdre vos moyens n’était pas né. Apparemment, si, et vous êtes assise à quelques centimètres de lui.
– Je ne perds pas mes moyens. Simplement, vous avez des jeux – comment dire ? – pour le moins étranges.
– Vous dites ça parce que vous perdez.
– Nous ne sommes plus des enfants, il ne s’agit plus de gagner à des jeux de cour de récréation. Je ne joue plus à action ou vérité, j’ai grandi.
– Vous avez grandi dans un monde protecteur où vous n’avez pas à réfléchir à des situations dont vous pensez être préservée. Et pourtant, je vous demande de répondre à ma question. Ce ne serait pas très gentil de votre part de me décevoir une seconde fois.

Ils n’avaient pas croisé le moindre véhicule, aucune maison ne s’était dressée aux abords de la route et les panneaux n’indiquaient pas de secours à proximité. Ils étaient seuls. Elle était seule avec un inconnu au comportement inquiétant. Un fou qui menaçait de la violer ou de la tuer… Comment une telle chose avait-elle pu se produire ?

– Je l’ai vu, vous savez, reprit le conducteur de sa voix glaçante. Vous m’avez montré sa photo et je connais bien la colonie de vacances. Je pourrais donc tout à fait vous faire descendre et me rendre là-bas pour m’occuper de lui. Nous sommes à une trentaine de kilomètres. Vous ne connaissez pas la région, vous portez des talons, et vous n’êtes visiblement pas une grande sportive. Il vous faudrait donc près de six heures pour arriver là-bas. C’est bien plus de temps que nécessaire pour tuer un enfant. D’un autre côté, c’est un coin très isolé, et j’aurais tout loisir de vous violer et de vous tuer sans être dérangé par qui que ce soit. Vous avez tous les paramètres. Que choisissez-vous ?
– « Que choisiriez-vous », plutôt. C’est un jeu, il faut poser la question au conditionnel.
– Qui vous dit que c’est un jeu ? Vous l’avez dit vous-même : nous avons passé l’âge de jouer à « on disait qu’on serait… » Ça serait trop facile : vous me diriez que vous préféreriez mourir. Moi, ce que je veux savoir, c’est ce que vous seriez réellement prête à faire. Vous êtes une femme de caractère habituée à avoir raison, à imposer votre vision, à diriger les événements. Mais parfois, ce sont les événements qui s’imposent à vous, qui ne vous offrent plus aucun filet de sécurité. La plupart des gens vivent comme ces pilotes qui s’entraînent dans un simulateur de vol où rien de grave ne peut arriver. Mais la vie est concrète. On n’est à l’abri de rien, jamais, qui que l’on soit et où que l’on se trouve. 
– Arrêtez, s’il vous plait, je vous en prie…
– On ne demande pas à la vie de s’arrêter. Votre gamin, par exemple, s’il vous demandait d’arrêter lorsque vous lui donnez une leçon : le feriez-vous ? Non. Vous lui imposeriez vos règles du jeu. À mon tour de vous imposer les miennes. Répondez à ma question. Faites un choix.

Alice comprit qu’elle n’échapperait pas facilement à cet exercice malsain et visiblement dangereux. La route était parfaitement dégagée, le côté droit en léger dévers. Elle posa sa main sur la poignée de la portière en même temps qu’elle déverrouillait sa ceinture de sécurité. 

L’air la gifla quand elle s’élança, puis ce fut un choc terrible qui lui coupa la respiration. Le monde tournait en tous sens, les lois de la physique semblaient soudain aussi folles que celles de la raison. Alice laissait son corps réagir seul, prendre soin de lui-même. Elle roulait, emportée loin de ce cauchemar. 

Puis tout s’apaisa et se fit silencieux. Le monde tel qu’elle le connaissait reprenait ses droits. Sébastien. Elle devait appeler, immédiatement. Mais elle ne retrouvait pas son téléphone dans sa poche. Il avait dû tomber dans sa chute. Et sa hanche la faisait souffrir, comme toutes les parties saillantes de son corps. 

Elle jeta un œil à la route et vit, au loin, la voiture du fou. Il avait fait demi-tour. Il lui lançait des appels de phare. Elle n’avait pas donné sa réponse, et il revenait la chercher. La voiture s’élança soudain en hors-piste, fonçant droit sur elle. Alors, ton fils ou toi ? semblait lui demander le fou posté derrière le volant. 

Alice ferma les yeux, prit une grande inspiration et écarta les bras en croix. Elle offrait sa vie en échange de celle de son fils. Elle acceptait de faire le sacrifice ultime pour le sauver et prouver à ce malade qu’elle gardait la main, qu’il ne pourrait pas la faire plier, quels que soient les jeux malsains auxquels il la contraindrait. Elle aurait le dernier mot.

Le grondement menaçant du moteur se faisait sans cesse plus fort, plus présent, plus proche. Elle avait l’impression que la fraîche brise du matin avait fait place au souffle chaud d’un prédateur qui fondait sur elle. Des larmes coulaient le long de ses joues sans que le moindre sanglot ne monte de sa gorge. Elle ouvrit les yeux. Elle voulait que son assassin sache qu’elle n’avait pas peur, qu’elle le défierait jusqu’au bout.

À moins de vingt mètres d’elle, la voiture fit une légère embardée, le pare-brise vola en éclats et révéla la visage du conducteur troué en son centre d’une béance sanglante. Le véhicule continua sa course folle, et Alice sentit l’impact violent du rétroviseur contre sa hanche meurtrie. Il l’avait manquée.

Alice resta paralysée, debout au milieu du champ, étrange épouvantail de chair. Elle était cette fois secouée par les pleurs qui surgissaient en flots liquides et sonores de tout son être. Elle finit par s’agenouiller, terrassée par la fatigue.

– Je n’ai pas eu le choix, lança une voix derrière elle après ce qui sembla être une éternité. Je vous ai vue sauter de la voiture, et puis l’ai vu foncer vers vous. Je n’ai pas eu le choix, j’ai dû lui tirer dessus… Qu’auriez-vous fait à ma place ?

Alice se tourna vers le chasseur providentiel : « Je vous préviens tout de suite : je ne vais pas répondre à cette question stupide ! »

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